dimanche 17 novembre 2024

Un commissaire en prison !

Par Jean-Pierre Theis (ECA 71)

Le commissaire général Burdin m’a dit que vous étiez l’homme de la situation”. C’est en ces termes que m’accueillit, en décembre 1989, Philippe Durand-Daguin, Président Directeur-Général d’Eurest, l’un des plus grands groupes de restauration collective en France. Cette entreprise venait de remporter, conjointement avec les constructeurs Spie-Batignolles et GTM-Entrepose, le marché de conception, construction et fonctionnement de prisons privées pour les zones Nord et Sud de la France.

Ce marché, appelé Programme 13000 pour l’ensemble du territoire, était l’œuvre d’Albin Chalandon, Garde des Sceaux de 1986 à 1988. Le ministre, qui voulait s’attaquer au problème aigu de la surpopulation carcérale et à celui des conditions déplorables de détention, obtint l’accord du gouvernement de construire 25 établissements pénitentiaires entre 1990 et 1992 en faisant appel au secteur privé

Le peu d'empressement des cadres...
Pour Eurest, la joie d’avoir emporté le marché fut de courte durée car assombrie par le peu d’empressement des cadres pressentis en interne pour prendre en charge le Programme 13000. Inquiète du retard que prenait la prise en mains concrète du programme, la direction générale d’Eurest envisagea alors un recrutement externe pour mener à bien ce chalenge. Mais pressé par le temps - les premiers établissements devant être en ordre de marche pour juillet 1990- et conscient que les résultats des consultations d’un cabinet de recrutement seraient trop tardifs, le PDG d’Eurest fit part, en décembre 1989, de sa préoccupation au secrétaire général du Syndicat National de la Restauration Collective, le commissaire général Guy Burdin, ancien directeur central du Commissariat de l’Air. En résumé, Eurest souhaitait que ce dernier, officier général à la carrière brillante et homme de réseau, puisse lui présenter un candidat, si possible issu du milieu militaire et peu affecté par le contexte carcéral du dossier. Après avoir défini avec le PDG d’Eurest le profil précis du futur responsable du projet, Guy Burdin m’appela pour m’inviter à déjeuner.

Au cours de celui-ci, il me rappela une conversation que nous avions eue en 1987 sur la BA 107 Villacoublay où j’officiais comme commissaire de base : je lui avais fait part alors de mon souhait de poursuivre mon parcours professionnel hors du secteur public. Issu de la promotion ECA 1971, j’avais occupé, à la sortie de l’école du Commissariat, des postes tant en France (Direction Centrale et Service Informatique du Commissariat de l’air) qu’à l’étranger (Sénégal, Gabon) comportant la réalisation de projets majeurs et concrets. Colonel depuis 1989, adjoint au directeur du SICA depuis 2 ans et nanti d’une solide formation méthode-organisation acquise à l’Institut des Sciences et Techniques d’Organisation (IESTO) du CNAM, j’envisageais de poursuivre mon parcours dans un environnement nouveau, celui du monde professionnel privé.

Le général Burdin me brossa, à grands traits, du contexte du programme 13000 et des difficultés d’Eurest pour le mettre en oeuvre dans le droit-fil du cahier des charges. Il me confirma qu’un poste de directeur de projet était à pourvoir rapidement et me conseilla, si j’étais intéressé, de prendre rendez-vous avec le PDG d’Eurest.

Le lendemain, 27 décembre 1989, je rencontrai ce dernier au siège de son groupe à Levallois-Perret. L’accueil fut franc et chaleureux. Philippe Durand-Daguin, après m’avoir brossé un tableau complet de son entreprise et de ses réalisations, en arriva très vite au “Programme 13000”, celui des établissements pénitentiaires à gestion privée et au rôle dévolu à Eurest - au sein des groupements Lyonnaise des Eaux et GTM Entrepose - basé sur l’innovation, le professionnalisme et le sens du service. Le dirigeant d’Eurest, déplorant le manque de volontaires en interne déjà évoqué, me proposa de prendre en charge la réalisation de ce projet.

Le 29 décembre 1989, je lui donnai mon accord de principe pour participer à cette aventure et relever le défi du Programme 13000. Le 12 février 1990, j'obtins ma mise en disponibilité pour une durée de 5 ans.

Le 1er mars 1990, dès ma prise de fonction comme directeur de la restauration pénitentiaire, je me présentai aux différents acteurs du programme, au sein des groupements Lyonnaise et GTM puis au ministère de la justice et plus précisément à la direction de l’administration pénitentiaire (A.P). Je rendis enfin une visite de courtoisie aux directeurs régionaux de l’A.P à Lille et Marseille. Dans ces mêmes villes, je m'assurai du concours plein et entier des directeurs régionaux d'Eurest et leur demandant de nommer un cadre d’exploitation spécialement dédié à la restauration pénitentiaire.

Comme la mise en œuvre de ce programme devait être achevée en juillet 1990, je disposais de peu de temps pour mener de front le recrutement du personnel, la mise en place des processus, la définition du matériel spécifique et le programme des aides extérieures (sous-traitance).

Comme il n’est de richesse que d’hommes, je m’attelai en premier lieu à recruter les chefs de cuisine et adjoints, chargés d'assurer le bon fonctionnement des cuisines en parallèle avec la formation et l’encadrement des détenus auxiliaires de cuisine, rémunérés par Eurest. Le recrutement de ce personnel d’encadrement fut largement facilité grâce au concours des "Bureaux d'aide au reclassement des militaires” des 3 armes. Ces organismes proposèrent des candidats compétents et motivés. En 15 jours, les prisons d’Osny, Villepinte, Maubeuge, Bapaume et Longuenesse pour le Nord et Aix-Luynes, Villeneuve, Tarascon, Salon et Grasse pour le Sud furent dotés de leur personnel d’encadrement.

Concernant le matériel, je demandai aux grands équipementiers de la place de proposer des matériels adaptés à l’environnement carcéral et au parti de fonctionnement choisi, à savoir la liaison chaude. A titre d’exemple, l'équipementier Socamel renforça ses chariots chauffants  pour résister aux chocs, les fours Hobart subirent un traitement “tropicalisé” pour assurer une parfaite étanchéité de leur partie électronique et les armoires à couteaux Fichet-Bauche furent dotées de systèmes de fermeture inviolable pour d’évidentes raisons.

Afin de répondre point par point au cahier des charges nutritionnel de l’A.P, une diététicienne Eurest fut dédiée au Programme 13000 et confectionna des listes de menus aux caractéristiques suivantes : quantité, goût et aspect, saisonnalité, hygiène et équilibre alimentaire. La diététicienne du groupe et celle de l’A.P formèrent un duo de choc et proposèrent aux détenus une restauration qui fut appréciée dans les nouvelles prisons à l’été 1990.

Concernant les fonctions de nettoyage, blanchissage, celles-ci furent sous-traitées à des entreprises d’envergure nationale (ONET, SOBLAFOR), qui donnèrent toute satisfaction.

En juillet 1990, le centre pénitentiaire de Maubeuge devenait opérationnel et les 9 autres sites Nord-Sud “tombèrent en cascade” sans à-coups de fonctionnement jusqu'en juin 1991.

Au terme de ce marathon où chaque acteur donna sa pleine mesure, Eurest avait réussi son pari de délivrer, au sein des prisons du Programme 13000, un mode de fonctionnement innovant, une restauration de qualité et des prestations annexes conformes aux souhaits de l’administration pénitentiaire.

A l’été 1991, je décentralisai la structure “Restauration pénitentiaire” dans les 2 directions régionales Eurest pour prendre la tête d'une entité nouvelle basée à Levallois : la Direction Technique et Qualité, regroupant 4 services étroitement complémentaires : les études techniques, la recherche et développement produit /process, la qualité (hygiène/nutrition et sécurité alimentaire) ainsi que la définition et l’achat des équipements de cuisine.

Dotée d’un effectif de 20 personnes (architectes, ingénieurs, spécialistes “méthode”, diététiciennes, assistant qualité), cette direction avait pour but d’apporter aux forces du groupe des solutions globales, cohérentes et compétitives qui s’inscriraient dans la stratégie d’ensemble définie par Eurest.

La Direction Technique et Qualité fut très rapidement sollicitée par les équipes commerciales et celles d’exploitation et les succès ne tardèrent pas. A titre d’exemple, on citera dans le désordre la construction des cuisines centrales de Saint-Malo, Cannes, Saint-Cloud et La Ciotat, la rénovation de plusieurs restaurants de l'hexagone dont celui du Printemps-Haussmann et du Parlement Européen, la mise en place d’une restauration automatique dans les usines Peugeot, la création d'une restauration rapide et de prestige au stade de France.

En 1996, Eurest fut racheté par le géant britannique de la restauration collective : Compass Group plc. C’est avec grande émotion que je vis partir Philippe Durand-Daguin et la quasi-totalité du comité directeur dont les membres étaient devenus, pour la plupart, des amis. Sic transit !

En 1998, Compass.plc m’affubla du titre pompeux de “Vice-President Health and Safety for Western Europe” avec mission de regrouper les meilleures pratiques en matière de qualité des marchés Compass en Italie, Espagne, Portugal, Suisse et Belgique. Ces meilleures pratiques étaient collationnées par mon équipe Qualité. Je les présentai ensuite pour adoption lors de séminaires trimestriels à Londres. J’eus la joie de faire adopter certaines d’entre elles pour l’ensemble des marchés Compass notamment aux Etas-Unis et au Canada (échantillons-témoins, recherches bactériologiques- Listéria-, gestion de crise, certification ISO 9002, méthode HACCP*...).

En janvier 2007, l’âge venu, je quittais Compass Group au terme de 16 années, au cours desquelles je n’avais pas ménagé mes forces. En portant aujourd'hui mon regard sur cette période passionnante, j’estime avoir “fait le job” avec compétence peut-être, loyauté sûrement, dans le respect des valeurs traditionnelles de la restauration et dans le souci permanent de la satisfaction du client, quel qu’il soit.

Mais je n’oublierai jamais que je dois mon aventure dans le secteur privé à ce grand service de l’Armée de l’air que j’ai servi pendant près de 20 ans, le Commissariat de l’Air, qui m'a fait connaître des hommes de très grande valeur, dont l’un d’entre eux fut mon père spirituel. Il m’avait ouvert les portes d’un monde inconnu et, dans ce monde, j’eus le désir constant de ne jamais le décevoir.

Il nous a quittés récemment et je lui dédie ces lignes.

Merci, mon Général.

Le 13 novembre 2024

* Méthode HACCP : Hazard Analysis and Critical Points : Méthode de maîtrise de la sécurité sanitaire des denrées alimentaires élaborée par les laboratoires de la NASA et de la société Pillsbury et bien connue dans le service du Commissariat de l'air.