lundi 2 décembre 2019

L’histoire rocambolesque de la création du poignard de l’armée de l’air

Commissaire général Stiot † et M. David Helleu

Alors que l’armée de terre et la Marine disposent d’armes longues de parade telles qu’épées ou sabres, l’armée de l’air est quant à elle dotée d’une arme courte, un poignard d’apparat qui a la particularité d’être le seul en service dans les forces armées françaises.

Ce poignard, qui fait la fierté des aviateurs et démontre leur singularité vis-à-vis des autres armées, a pourtant une origine particulièrement complexe et peu connue qui vous est contée, à deux voix, par deux spécialistes, le commissaire général Stiot (1911-1989), ancien vice-président de la Sabretache, et M. David Helleu, enseignant chercheur au Centre de Recherche de l’Armée de l’air (CReA/ Ecole de l’Air) .


D'abord un projet d’épée pour les aviateurs

Cre Stiot : "En 1923, il était prévu qu'une épée remplacerait le sabre officiel de troupes à pied du personnel de l'aéronautique. L'idée n'a pas abouti, mais une dizaine de prototypes furent réalisés, voire même un poignard.

Pour remplacer le sabre d'officier de troupes à pied Mle 1923 qui était porté avec l'ancienne tenue du personnel de l'aéronautique, définie par la Circulaire Ministérielle (C.M.) n°3118/D du 3 mai 1923 (Bulletin Officiel Guerre /B.O.G. p.1664) une épée avait été prévue par les articles 17, 67 et 69 de la C.M. du 10 décembre 1932 (B.O.G., p.3987) sur le nouvel uniforme des forces aériennes. L'idée fut reprise par la C.M. n°30 E.M.G./C.A.B. du 10 janvier 1934 (fascicule non inséré au B.O.G.).

Gal. Barès
Une commission, placée sous la présidence du général Barès, chef de l'état-major général de l'Armée de l'air du 4 janvier au 26 août 1931 et du 16 janvier au 1er avril 1933, chargée d'étudier la tenue de la nouvelle armée de l'air, était favorable à un sabre court analogue à l'ancien "briquet d'infanterie" de l'An IX. La direction de l'artillerie, par note n°1808 2/3 du 12 janvier 1934 (1), prescrivit à l'Inspection des études et expériences techniques de l'artillerie « de faire connaître, dès que possible, le résultat des consultations des industriels compétents ; de faire établir un texte descriptif de l'épée ; de procéder, après accord de principe du Ministère de l'air, à l'acquisition du modèle d'épée agréé ; de faire établir par la Section technique de l'artillerie les tables de construction de l'épée des Forces aériennes et de donner des instructions pour le tirage et la répartition aux industriels intéressés ».

gal Denain
Le projet d'épée avait été confié à M. Lasserre, artiste-sculpteur, 117, rue du Temple à Paris, qui réalisa le modèle qui fut agréé par le général Denain, ministre de l'Air (2). Une dizaine d'industriels, fourbisseurs potentiels, furent consultés. Ils reçurent, pour réaliser un modèle d'épée conforme, une maquette de l'épée en bois et les tables de construction constituées par des « bleus » ou plans cotés, de ses pièces constitutives (en tout six plans), le tout grandeur nature, ainsi qu'une nomenclature des pièces indiquant les matières employées. L'ensemble a été réalisé et tiré par le Bureau de la manufacture d'armes de Chatellerault, le 18 novembre 1932 (3).

Parmi les constructeurs consultés, la fabrique d'armes blanches Lefebvre-Lacroix à Paris réalisa un modèle d'épée. C'était en fait un glaive prévu en trois tailles, de 800, 770 et 740 mm de longueur totale. [… ] La garde était en bronze demi rouge de 125 mm de longueur reproduisant les ailes et l'étoile de l'insigne général de l'armée de l'air. Le fourreau était également en trois tailles, de 525, 495 et 465 mm de longueur, correspondant à celles des lames. [… ]

Signature (coll. Stiot)
La signature de l'artiste « P.Lasserre » créateur du modèle devait être apposée au verso de la chape de chaque épée. Ceci ne fut pas toujours réalisé sur les épées remises à la commission.
Par ailleurs, les fabricants avaient généralement porté leurs marques et le numéro d'ordre de l'arme au talon de la lame. Le lot pour essais, évalué à environ une dizaine d'exemplaires, venait d'être remis à la commission lorsque le général Denain, ministre de l'Air, fit surseoir à la poursuite de ce projet d'épée jugé vraisemblablement surannée ou trop luxueuse et même encombrante comme arme de parade pour les officiers d'une armée moderne.

De l’épée au poignard

Les fourbisseurs ne furent pas pour autant dessaisis du projet d'arme de parade de l'armée de l'air. Ils furent invités à présenter un modèle de poignard inspiré de celui de l'épée, porté avec deux bélières et dont la monture conservait le même type de garde avec une poignée de nacre, mais de 110 mm de longueur. Le nouveau projet n'aboutit pas en raison d'une ressemblance de la garde jugée à l'époque trop proche de celle des poignards de l'armée allemande qui venaient d'être créés.

Poignard marine russe
C'est alors que le général Denain, qui avait été chef de la Mission militaire française en Pologne en 1928-29 remit à l'armurier Pierre Foury, 70, rue Lafayette à Paris, un poignard de l'aviation polonaise qui était déjà un modèle identique à ceux de la marine et de l'aéronautique impériale russe en 1914-1917 avec garde en S."

M. Helleu : "Foury est chargé de s’en inspirer et d’en proposer une version simplifiée. Il est à préciser qu’il est tout à fait possible que l’armurier se soit inspiré d’autres poignards pour réaliser la commande. Le dessin retenu est de ligne très pure (4).

Mle 1934
L’armurier Lefebvre-Lacroix reçoit la même commande mais présente un poignard légèrement différent, notamment par le fourreau et la poignée qui sont arrondis. Le modèle Lefebvre aura une courte existence puisqu’il disparaît dès 1936.

Finalement, la circulaire du 20 juillet 1934 dote les officiers et les sous-officiers de l’armée de l’air d’un poignard. Pour les officiers, la poignée est blanc ivoire et bleue pour les adjudants, adjudants-chefs et aspirants. Certains, peu satisfaits du matériau choisi pour la fusée, la remplaceront par de l’ivoire. Pour les officiers, la dragonne est en cannetille alors que pour les sous-officiers elle est en soie naturelle teintée en bleu aviation.

En 1954, c’est le service des fabrications du Commissariat de l’air (SFCA) qui réalise le poignard (5) et plusieurs modifications mineures sont lui sont apportées, notamment l’ajout de petites lames métalliques servant de ressort pour fixer le fourreau au poignard.

Enfin, en 1979, par souci de simplification, les sous-officiers supérieurs et majors reçoivent le même poignard que les officiers."

Remise du poignard par le cre gal Costa -Ecole de l'air 2018

(1) SHD-Vincennes - Archives de l'Artillerie - Dossier 4, p.63.
(2) Ministre du 9.02.1934 au 22.01.1936.
(3) Copies au SHD-Vincennes.
(4) La maison Foury conserva jusqu'en 1940 l'exclusivité de la fabrication du modèle d'origine 1934.
(5) Marché passé auprès d'un fournisseur du Puy-de-Dôme

Articles du commissaire général Stiot, parus dans la revue Gazette des armes n°105 de mai 1982 et n°165 de mai 1987; article de David Helleu paru le 09/02/2018 dans le blog "Sous les cocardes"