jeudi 19 janvier 2023

Elvington 1944 : les Français Libres dans les Groupes Lourds

Une affaire de cuisine anglaise et de solde

Les groupes de bombardement de la France Libre, appelés Groupes Lourds (Squadrons 346 et 347 dans la Royal Air Force)(1) ont une place signalée dans le panthéon de l’aviation militaire. Louis Bourgain (1915-2000) en a fait partie et a beaucoup écrit sur le sujet (2). 

L’un de ses livres, intitulé "Sarabande nocturne" (préfacé par Jules Roy - Editions Heimdal 1966) contient deux chapitres en rapport avec les activités 'commissariales', écrits dans un style humoristique, où il est question d’intendant, de cuisine anglaise et de solde.

 « CHAPITRE VII

Où le P.O. (pilot officer) Jules met le lecteur au courant des soucis culinaires de la base d'Elvington.

Le P.O. Jules continuait ses pérégrinations entre le mess, sa chambre,  les bars de York, la pêche, et de temps à autre les objectifs de l'Allemagne et des territoires occupés. Il n'était qu'au début de son tour d'opérations, et déjà le quatrième équipage de l'escadrille venait de disparaître (quatre sur douze). Evidemment, les effectifs étaient recomplétés immédiatement. Nous étions toujours le même nombre, mais les vides se faisaient sentir au mess quand nous ne retrouvions plus, pour la belote traditionnelle, les camarades avec qui nous vivions depuis plusieurs années.

Nous évitions d'en parler, et nos conversations tournaient plutôt autour de la nourriture du mess et sa variété insoupçonnée. Le P.O. Jules pensait que tout l'art du cuisinier était de savoir accommoder de façon différente, chaque jour de la semaine, le spam, espèce de conserve de viande qui, pendant la guerre, était devenu le plat national anglais. Il ne pouvait s'empêcher de constater les efforts du chef, mais il se défiait de ses innovations, surtout quand elles consistaient à saler avec du sulfate de soude. Le résultat de cette dernière expérience ne fut pas très heureux. Les officiers, ce jour-là, éprouvèrent de sérieux embarras gastriques qui rendirent très pénibles l'exécution de la mission en cours.

2 cuisiniers français
Oui, bien souvent, les petits détails de la vie quotidienne semblaient revêtir plus d'importance que les missions de guerre. La première fois que le P.O. Jules était entré dans le mess d'Elvington, il n'avait pas été sans remarquer qu'à l'encontre de toutes les autres bases de la R.A.F., le service n'était pas assuré par d'accortes servantes en jupon, mais bien au contraire, par des moustachus en pantalon et godillots. Maintes fois, il en avait cherché les raisons, forgeant des tas d'hypothèses. Ayant écarté, a priori, la raison sentimentale, il arrivait toujours à la même conclusion:

- C'est encore un coup de la Cagoule*.

Il en était écoeuré et se consolait en dégustant le verre de vin qui constituait la ration journalière. En y trempant les lèvres, il sentait couler en lui l'air du pays. Cela dura jusqu'au jour où brutalement, les rations de pinard disparurent. Faisant de nouveau appel à sa logique cartésienne, le P.O. Jules expliqua:

- Si le pinard a disparu, c'est qu'on en a eu besoin sur un autre front. Depuis le début de l'attaque des bombes volantes, la bataille fait rage au coeur de Londres. Comment le moral de l'état-major pourrait-il résister sans une ration supplémentaire de picrate ?

Le soir, le P.O. Jules se contenta d'inscrire sur son journal de marche: Le pinard a disparu. Sèche tes larmes, Corsaire !

D'ailleurs, le P.O. Jules était un coutumier des formules lapidaires de ce genre. Un jour, au cours d'une réunion générale pour l'élection du Comité du mess, il avait proposé que l'on fasse graver en lettres d'or sur les murs de la salle à manger la devise suivante: Peu, mais mauvais.

Une autre chose choquait le P.O. Jules, c'était la façon dont se passaient les réunions du mess. Il prétendait qu'elles ne se faisaient pas dans la légalité républicaine. Quand le colonel déclarait :

- Est-ce qu'il y a quelqu'un qui n'est pas de mon avis? Ou bien :- Que ceux qui ne sont pas d'accord lèvent la main. Il y avait toujours des murmures discrets, mais le résultat était chaque fois acquis et le greffier Leblanc n'avait qu'à inscrire sur son registre: - Adopté à l'unanimité.

Mais, en définitive, le P.O. Jules, d'accord avec le bombardier, décrétait que toutes ces choses étaient sans importance et qu'il suffisait de les traiter par le mépris, en solution concentrée, à froid.

Quelquefois il descendait à York avec son ami Tony. Ils achetaient un bon bifteck qu'ils faisaient cuire sur le poêle de leur chambre, dans une vieille boîte de sardines. Puis, en dégustant un bon café, ils se persuadaient mutuellement de leur bonheur.

CHAPITRE XXV

Où le lecteur s'aperçoit que le Squadron 346 n'est pas complètement oublié et attire l'attention de certaines personnalités à Londres et en Afrique du Nord.

Peu après la nuit particulièrement tragique de Bochum, le P.O. Jules regarda en arrière les années qu'il venait de vivre. Il s'aperçut tout d'un coup que son équipage était le seul à avoir pu passer, en entier, le cap de ces six années de guerre [1939-1945]. Il récapitula sa vie écoulée. II se rappela les heures de la débâcle, celles passées en Afrique du Nord, quand il sentait que le moment serait bientôt venu de reprendre la lutte ouverte contre l'ennemi, puis son arrivée en Angleterre. Il se revit dans les camps d'entraînement, où il lui semblait que le jour n'arriverait jamais où il serait engagé. Et maintenant, qu'il vivait cette sarabande nocturne et infernale, il essayait d'imaginer ou d'espérer des heures plus calmes.

En arrivant au mess, il s’aperçut en prenant son courrier que le trésorier avait eu la délicate attention de l'aider dans cette rétrospective. Il lui réclamait la somme de 425 francs, correspondant au prix des repas qu'il avait soi-disant consommés deux années auparavant.

Le P.O. Jules avait pensé qu'avec l'éloignement, la distance et le temps, cette dette idiote se perdrait dans la nuit des oublis. Mais il ne savait pas encore que par-delà les mers, les océans et les cieux hostiles, la comptabilité militaire ne connaît pas de frontière et qu'elle sait toujours retrouver son débiteur. Et c'est pourquoi, ce jour-là, le P.O. Jules eut la désagréable surprise de voir qu'on lui réclamait une somme, minime en elle-même, mais considérable pour ceux qui font la guerre.

Comme tous les officiers des Groupes Lourds, il connaissait sa situation financière et il savait qu'elle n'était pas brillante; en fin de mois surtout, il la considérait comme désespérée. Aussi. avait-il décidé, une fois pour toutes, de traiter les questions d'argent par le mépris ainsi que le trésorier.

Cependant, le mépris n'excluant pas la politesse, il prit sa plus belle plume pour répondre au trésorier la lettre suivante:

« Aujourd'hui 458ème' jour de la lutte des équipages français pour l'augmentation de leur solde. 

Monsieur, J'ai bien reçu votre lettre en date du 14 octobre 1944 me réclamant la modique somme de 425 francs. Je vous remercie infiniment de l'attention que vous voulez bien me manifester; mais je dois vous avouer que cette somme, toute modique qu'elle soit, dépasse les maigres possibilités de mon budget. Je suis évidemment absolument "sorry" .

Votre dévoué, mais insolvable, P.O. Jules. »

Jusqu'à la fin de son tour d'opérations, le P.O. Jules n'entendit plus parler de cette stupide histoire. Mais bien d'autres faits lui montrèrent l'acharnement de l'Intendant (3), à effectuer des ponctions plus ou moins sérieuses dans ses appointements.

Tous les prétextes étaient bons. L'esprit inventif des trésoriers semblait ne pas avoir de limites. Quelques jours plus tard, le P.O. Jules était de nouveau  victime  d'agissements inqualifiables. Il lui fallait rembourser « la dette du général ».

Il y avait déjà bien longtemps qu'elle couvait, cette fameuse dette. On en parlait et reparlait, mais jusqu'ici le service de la solde n'était pas passé au stade de l'application. L'Intendant surveillait le déroulement des opérations pour pouvoir effectuer, au moment propice, la retenue. Cette occasion se présenta quand les équipages eurent à toucher un rappel en augmentation, pour charge de famille.

M. l’Intendant envoya au trésorier d'Elvington une lettre, dans laquelle il expliquait que l'heure était opportune et que ça ne se verrait pas. La retenue fut effectuée et le P.O. Jule se retrouva aussi fauché que d'habitude. Il se lamentait amèrement. Les différentes sociétés dont il était le président et le fondateur, périclitaient. Les "Bûcherons de la forêt de Nieppe", "l'Entr'aide Mutuelle pour la Conservation des Pilotes", même le "Clan F.F.I.", étaient bien près de la faillite.

Mais il fallait autre chose pour abattre son moral. Je suis au-dessus de ces basses contingences, déclarait-il.

En regardant son portefeuille vide, il sentait grandir en lui le sens de l'économie. Puis en faisant la balance de ses soucis, il s'apercevait que l'argent y rentrait pour une bien faible part.

* Organisation terroriste des années 1935-1940

Notes de la rédaction :

(1) Voir aussi notre article « Mémoires d’un pilote de bombardier dans un French squadron- général Noirot » de juillet 2019 

Après la victoire (général Calmel, ancien major général de l'armée de l'air)

(2) X 1935, pilote dans l’armée de l’air puis la RAF (DFC, LH), intègre Air France en 1946 comme pilote, puis Royal Air Maroc et Tunis Air ; poursuit comme ingénieur d’essais à Air France puis à la SNCASO, avant de terminer sa carrière au CEA.


(3) L’histoire ne dit pas s’il s’agit d’un intendant de l’armée de terre ou d’un intendant de l’air nouvellement arrivé d’Alger, suite à la création à Londres en août 1943 d’une direction de l’intendance de l’air.

Couverture du livre Sarabande nocturne par Gérard Weygand, peintre de l'air.

Commentaire d'un lecteur

Suite à cet article, une information pour vos lecteurs(trices) : ces français libres, ce n’est pas un sujet si éloigné que cela du Commissariat de l’Air !

Quand je suis arrivé au CBA 753, à Versailles, en juin 1962 (1), le Chef des bureaux (le numéro 3 du CBA) était le capitaine Philippe, officier administratif, apprécié de tous, calme, compétent et dévoué : le collaborateur  idéal pour un « jeune commissaire » certes inexpérimenté mais quand même estimable aux yeux du capitaine, puisque j’avais servi au Groupe de Bombardement 2/91 Guyenne en Algérie, à la sortie de l’école.

 Car Philippe était …un ancien des « lourds ». Il nous racontait la vie d’un sergent FFL en Angleterre d’où il avait ramené, outre des souvenirs étonnants, ... sa femme, anglaise un peu dépaysée à Bois d’Arcy, mais qui aimait nous faire découvrir des produits anglo-saxons encore rares en France, au magasin PX  du SHAPE à Roquencourt, où elle avait ses accès.

(1) Voir l’article « Au CBA 753 de Versailles en 1962 » (février 2019)

Commissaire général (2S) Jean-Louis Barbaroux