vendredi 21 mai 2021

Le commissaire Jacques Eudes (1927-1998)

Les commissaires de l’air n’ont pas formé un bloc monolithique. A côté des commissaires recrutés par concours externe à compter de 1953, un grand nombre ont rejoint ce corps de direction après une première partie de carrière dans d’autres mondes professionnels. 

Ce fut le cas du commissaire lieutenant-colonel Eudes.

« FERME ET BIENVEILLANT » par le commissaire général (2S) Michel Barbaux

Les trois auteurs
« UN MOINE-SOLDAT RESIGNÉ » par le commissaire général (2S) François Aubry

« LA VALSE DES CANTINES » par l’une de ses filles, Marie-Noëlle Eudes


FERME ET BIENVEILLANT                                                                                                              Par le commissaire général (2S) Michel Barbaux

J’ai eu l’honneur d’œuvrer pendant deux ans, de 1975 à 1977, sous les ordres du commissaire commandant puis lieutenant-colonel Jacques Eudes, chef de la division matériels de la direction du commissariat de la Fatac-1ère RA à Metz. 

Commissaire lieutenant, je rentrais du Sénégal où je venais d’accomplir, à l’issue de la scolarité à Salon, un stage d’une année. Le commissaire Eudes a donc été mon premier chef dans l’exercice de responsabilités.

Le directeur était alors le commissaire colonel puis général Henri Louet et son adjoint le commissaire colonel André de Brunier (ECA 1953). L’adjoint du chef de division était le commissaire capitaine François Aubry (ECA 1969).

Je dois dire que l’accueil du commissaire Eudes fut très cordial. Ma mission consistait en la réalisation des gros matériels de restauration au profit des bases aériennes du quart Nord-Est de la France et des éléments implantés en Allemagne. Il fallait tout inventer car il s’agissait d’une nouvelle attribution de la direction. Je reçus carte blanche pour m’organiser en toute liberté et je rendais compte régulièrement de mes activités au commissaire Eudes et parfois directement au commissaire général Louet.   

Jacques Eudes me fit confiance d’emblée. Je fus très vite conquis par sa manière de commander : fermeté et bienveillance, style clair et direct, précision du langage. Homme du terroir, adepte distingué des plaisirs de la table, fin dégustateur de la Dive Bouteille chère à Rabelais, il était autant féru d’histoire que de littérature - ce qui n’était pas pour me déplaire -, un héritage, me dit-il, de ses parents. Sa rectitude, sa parfaite honnêteté intellectuelle et sa courtoisie en toutes circonstances, son esprit facétieux et son humour aussi, me le rendaient attachant. Dans mes notes, il écrivit que j’étais « d’un commerce agréable », comme s’il m’avait transmis cette qualité qui était la sienne ! Sa vive intelligence et sa vaste culture achevaient de me séduire. 

Je me rappelle l’habitude qu’il avait en fin de journée - et qui ne manquait pas de m’étonner - de passer un grand coup de chiffon sur le bureau, préalablement vidé de tous documents soigneusement mis sous clé, pour enlever « la poussière administrative » ! Sans doute un automatisme hérité de son passage à la sécurité militaire.

Doté d’une autorité naturelle et tranquille, Jacques Eudes inspirait à la fois la sympathie et le respect. Sa bonne humeur ne se démentait pas ; aussi l’ambiance de travail dans la division était-elle, pour tous, très conviviale. 

Fin 1976, quand François Aubry a été muté, est arrivé le commissaire capitaine Henri Desfeuilles (ECA 1960) de retour dans le commissariat après avoir enseigné plusieurs années à l’université. Nous étions les deux adjoints du commissaire Eudes. 

Après son départ pour Bordeaux en 1977, j’ai conservé avec Jacques Eudes des relations étroites et amicales, et même affectueuses, le plus souvent sous forme épistolaire, qui se sont poursuivies, après son décès, avec Gisèle, son épouse.

Ses longues lettres sont de petits chefs-d’œuvre de littérature et d’humour subtil. C’est la raison pour laquelle je les ai précieusement gardées. L’une d’elle me qualifie de « compagnon d’armes de grand choix devenu un ami ». Une autre fait état de nos relations « sans l’ombre d’une mésentente, ce qui est beau et rare ». 

J’ai rencontré, en fin d’année 2020, Marie-Noëlle, l’une des quatre filles de Jacques Eudes. À cette occasion, je lui ai en quelque sorte rétrocédé ces missives, si colorées et si expressives, qui seront ainsi conservées en de bonnes mains par la famille comme le témoignage d’une relation professionnelle et personnelle d’une exceptionnelle qualité. 

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JACQUES EUDES, UN MOINE-SOLDAT RESIGNÉ                                                                       Par le commissaire général (2S) François Aubry

Né le 14 juin 1927 à Paris (8°), Jacques Eudes n’avait rien d’un parisien. C’est par son père, né à Rouen, et par ses origines normandes qu’il a probablement acquis cette capacité à ne jamais dévier de sa route, contournant discrètement tous les écueils avec une volonté aussi affable qu’inflexible. Héritier d’un nom prestigieux qui a donné les Capétiens à la France, on l’imaginait volontiers en moine-soldat guerroyant aux marches de l’Empire. Il a dû se contenter d’une époque matérialiste dont les miettes d’idéal l’ont toujours laissé sur sa faim.

D’un caractère naturellement discret, sinon secret, il n’a jamais raconté ses campagnes, et l’exposé qui va suivre montre qu’il aurait pourtant pu témoigner lui aussi pour l’histoire. On sait peu de chose de sa jeunesse avant le certificat d’études qu’il obtient, à Rouen, avec un an d’avance sur l’âge habituel. Il a à peine 14 ans quand Paris est occupé par Hitler. Le régime clérical de Vichy lui délivre en 1942 un diplôme d’instruction religieuse supérieure. Cela ne fait pas de lui un moine mais la notion du sacré ne le quittera jamais en le conduisant vers une quête spirituelle dont nous reparlerons.

Pour exercer un métier, il s’engage d’abord dans la voie de l’agriculture en suivant pendant trois ans les cours de l’Ecole régionale d’agriculture d’Arras-Berthonval dont il est diplômé en 1946. Mais la terre doit lui sembler trop statique et c’est vers la mer qu’il se tourne en s’inscrivant dans une Ecole nationale de la marine marchande. Le statut d’étudiant lui permettra de bénéficier d’un sursis, mais avant d’avoir terminé ce nouveau cursus, il résilie son sursis. 

Un secrétaire dans la guerre d’Indochine

Après la Terre, puis la Mer, il se dirige résolument vers l’Air. C’est comme simple appelé qu’il est mis à la disposition du Bataillon de l’air 121 de Nancy le 27 octobre 1949. La vie de caserne ne le retient pas longtemps. La guerre d’Indochine a besoin d’hommes et, comme les appelés ne peuvent y participer, il souscrit un contrat de six mois pour aller voir ce que recèle ce terrain d’aventures.

Le 10 janvier 1950, il embarque à Marseille sur le S/S Pasteur, navire qui assure les relèves entre Marseille et Saïgon et qui peut embarquer jusqu’à 5000 personnes. Dès son arrivée, il est employé comme aide secrétaire-dactylo au commandement de l’air en Extrême-Orient. Cette fois, l’adhésion est totale et le 28 juin, au moment où la Corée du Nord envahit celle du Sud, il signe un nouveau bail. Trois mois plus tard il est nommé caporal tandis que sur la RC 4, au Tonkin, l’appui de la Chine permet les premiers succès du Vietminh, ouvrant la voie vers l’indépendance. Malgré ce revers, l’arrivée du général de Lattre en décembre donne un souffle nouveau au corps expéditionnaire. Deux contrats supplémentaires conduisent Jacques Eudes au grade de sergent et, le 26 juillet 1952, son séjour indochinois s’achève comme il a commencé. Sur le S/S Pasteur.

Pendant deux ans, il revient dans sa ville natale, affecté d’abord au CESA, centre de l’enseignement supérieur de l’Armée de l’air installé à l’Ecole militaire. Un an plus tard, il est à la direction centrale du commissariat de l’air à Balard (DCCA) sans se douter qu’un jour il serait lui-même commissaire de l’air. 

Un commando dans la guerre d’Algérie

En 1954, sa vie prend un cours nouveau. D’une part, il abandonne le célibat en se mariant, le 30 août, à La Ferté Alais avec Gisèle Rivet, originaire de cette ville et qu’il a rencontrée à Paris où elle travaillait dans une boulangerie. D’autre part, il abandonne le statut de sous-officier en intégrant, le 1er octobre, l’Ecole militaire de l’air à Salon de Provence. Il est aspirant dans le corps des officiers du corps des bases. Dans sa promotion, qui porte le nom de Jean Maridor, il ne peut pas non plus se douter que deux de ses camarades, officier des services administratifs, Hugues Bigeard et André Coisne, rejoindront le commissariat de l’air plus tard avec lui. Avec un pilote de cette même promotion, Gaston Salis, il tisse des liens d’amitié qui dureront une vie entière. Madame Salis sera plus tard, comme personnel civil du commissariat de l’air, un des éléments moteurs de son service administratif, le SACA. Comme un signe du destin, le dernier contrat signé par le sergent Eudes l’a été au début de cette même année 1954, au CBA 752 de Paris 1, situé dans le « bastion 58 », et qui cèdera sa place en 1966 au… SACA. 

Après la perte de l’Indochine, les « opérations de pacification » se sont reportées sur l’Algérie où c’est « là que ça se passe » désormais. Le sous-lieutenant Eudes veut en être et opte pour une participation à la forme la plus novatrice des opérations : la guerre psychologique. Le S/S Ville d’Oran emporte vers cette ville, le 28 mars, un sous-lieutenant avide d’activités et d’horizons nouveaux. La 5ème région aérienne le nomme à Gafsa, en Tunisie, à la tête d’une section de protection, la SP 36/158. Mais au préalable, il doit faire un mois de stage à Arzew. Dans cette localité proche d’Oran, tirant les enseignements de la guerre d’Indochine, l’armée a monté un « centre d’instruction de contre-guérilla et de commandos ». La reconversion s’achève par un autre mois de stage, à Salon de Provence, et Jacques Eudes rejoint enfin la Tunisie le 28 mai sur le S/S El Djézaïr.

Il passe un an à Gafsa avant de retrouver sa famille et la Normandie avec une affectation à la base école de Caen-Carpiquet (BA 720). Trois mois après son arrivée à la division instruction où il forme les EOR, il est promu lieutenant. Trois ans se passent dans cette fonction, à l’exception d’un intérim de 6 mois comme officier des subsistances de la BA 720, avant que l’envie de changer d’horizons ne le tenaille.

Il postule à nouveau pour l’Afrique du nord et, le 17 mai 1960, rembarque sur l’El Djézaïr, mais cette fois à destination d’Alger. Ce sera son dernier voyage par voie maritime et les suivants auront lieu par voie aérienne militaire (VAM). Il retrouve la vie en détachement opérationnel qu’il affectionne, à Tebessa, sur la frontière avec la Tunisie. Nul doute que le temple de Minerve, qui a vu passer les soldats gaulois des légions d’Auguste, ont inspiré ses méditations. Tout comme les ruines des murs byzantins, ultimes vestiges des siècles de présence ottomane. Là, pendant un peu plus de deux ans, il commande la compagnie de défense qui se transforme en groupement de défense avant son départ. En avril 1962, il gagne un galon supplémentaire et rentre en France quatre mois plus tard. A nouveau dans une base école et, de nouveau, à Salon de Provence.

A la BA 701, il est chargé du bureau des contrôles à la division des études, quittant une fois de plus l’armurerie du soldat pour la bibliothèque du moine. Son approche du sacré n’est plus celle de son enfance au temps du Maréchal, mais a fait place à un besoin exigeant sinon de spiritualité du moins de perspectives téléologiques. C’est dans les écrits de René Guenon, dont Gide disait « S’il a raison, c’est moi qui ai entièrement tort », qu’il trouve des réponses à ses vastes interrogations.

La veille nucléaire en Allemagne occupée

Mais il faut faire vivre la famille qui s’est agrandie avec quatre filles. Une affectation en Allemagne lui paraît de nature à concilier son besoin d’évasion avec le souci d’améliorer le sort des siens. Le 29 mai 1964, ils arrivent à Stetten, petite ville proche de Sigmaringen dont la situation en altitude lui vaut un sigle accolé à son nom : AKM (Am Kalten Markt, c’est-à-dire « au marché glacial »). Là, se déploie l’escadron d’engins EE 3/520, l’un des huit escadrons de fusées nucléaires Nike, mises à la disposition de la France par les Etats-Unis dans le cadre de l’OTAN. Lorsque le général de Gaulle décide en 1966 de quitter ce cadre militaire, la dissolution programmée de l’escadron conduit à un retour prématuré en France.

Ivato
C’est Paris qui l’accueille pour la troisième fois dans ce qui sera la plus longue et la plus discrète de ses affectations, au bureau de la sécurité militaire. Mais, une fois de plus, l’appel du large se devine derrière le poste d’adjoint au chef de poste de la sécurité militaire au commandement supérieur des forces françaises du sud de l’océan indien. Il arrive à Ivato le 2 mai 1970 et sa famille le rejoint à Tananarive-Antanimena, dans la cité Gaillard. La grande ombre de Bigeard, entrevue en Indochine vingt ans plus tôt et retrouvée plus tard à Arzew se projette maintenant sur Tana, mais les tenues de combat ont fait place aux tenues de soirée. Le sergent est devenu commandant et le commandant, général. Toute la famille Eudes revient en France fin juillet 1972.

Un commissaire de l’air en courte finale

Remise de médaille par le cre gal Daume
Après le congé de fin de campagne réglementaire (administré par le SACA), le commandant est désigné en novembre 1972 pour tenir le poste de chef des moyens généraux sur la BA 122 de Chartres « Albert Vasseur ». Mais cette affectation n’est qu’une position d’attente. En effet, dans le vaste mouvement des réformes statutaires qui touche les armées à cette époque, la DCCA a entrepris un important recrutement d’officiers supérieurs administratifs expérimentés et désireux de faire une fin de carrière courte. Son dossier ayant été retenu, Jacques Eudes, après un stage de trois mois à la DCCA, est doté de parements brun-loutre et se trouve affecté à la tête de la division-matériel à la direction régionale du commissariat à Metz-Frescaty (voir l’article de Michel Barbaux)

Son souhait de revenir à Chartres n‘est pas exaucé et, promu lieutenant-colonel en 1977, il poursuit ses pérégrinations mais cette fois vers le sud-ouest. Le 14 mai, il est commissaire de la base établissement de Mérignac-Beauséjour (BA 204 de Bordeaux) qui abrite l’atelier de réparation de l’Armée de l’air (ARAA 623), ainsi que les derniers biréacteurs Vautour qui servent au remorquage des cibles du centre d’essais en vol.

Le 1er décembre 1980, le commissaire Eudes fait son adieu aux armes et peut enfin se retirer à Luc sur mer. Son intérêt pour le commissariat ne se dément pas et ses activités de réserviste en deuxième région aérienne lui vaudront deux témoignages de satisfaction avant que son passage à l’honorariat soit prononcé en 1991.

Le commissaire Eudes est décédé le 31 mars 1998.

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LA VALSE DES CANTINES                                                                                                                 Par l’une de ses filles, Marie-Noëlle Eudes

Née en décembre 1960 en Normandie à la clinique de la Miséricorde à Caen, papa me prend dans ses bras peu après ma naissance et je le reverrai neuf mois plus tard. Ainsi apprendrons-nous à connaître et à aimer notre père lors de ses permissions ou vacances. De ses contrées lointaines, il nous écrivait des cartes fleuries et odorantes (elles ont conservé leur parfum), et de son écriture élégante nous adressait mille pensées et baisers. 

1964 Alors que nous coulons des jours heureux sous le soleil provençal, mon père annonce à ma mère que nous devons tous partir pour « le grand froid » en Allemagne. Maman est déçue par cette nouvelle mutation, mais elle sait désormais que sa vie de femme de militaire sera ainsi faite de déménagements, de garde-meubles et d’emménagements.

Installation à Stetten. Nous  sommes  bien  logés,  mais   cette  fois  c’est  une  location  meublée en immeuble et avec d’autres familles de militaires. Une sorte de caserne confortable et familiale. Tous les matins une troupe allemande passe en chantant. Le soir de Noël, quand la musique se fait entendre, nous nous mettons au balcon, le père Noël arrive en traineau et nous allons à sa rencontre. On ne peut rêver plus féérique !  Il   neige six mois de  l’année et  maman  s’approvisionne à  l’économat  de  l’armée. Elle a remplacé le landau de Geneviève par une luge. Papa invite à la maison ses collègues C’est ainsi que nous fîmes connaissance avec notre deuxième famille, l’Armée, et quoique lointains, de beaux souvenirs installés dans ma mémoire.

1966, Auf Wiedersehen (au revoir) à l’Allemagne et à nos premières « copines » et retour en France à Massy- Palaiseau. Cette fois, point de casquette ou de galon à l’horizon. Papa se fait plus discret et se rend au travail à Paris en mobylette. Les Noëls de l’armée pour les enfants sont organisés à l’Hôtel des Invalides. C’est somptueux et magique à la fois. Un spectacle, des cadeaux, de bonnes choses à manger et du chocolat chaud pour fêter Noël. 

1970, une nouvelle affectation est décidée. Ce sera Tananarive à Madagascar. A nouveau nous partirons tous. Maman a pris goût aux voyages et cette nouvelle destination lui plaît. Pour la première fois nous prendrons l’avion.  Papa prépare les formalités administratives tandis que maman remplit des cartons et des cantines. Papa s’envole le 2 mai 1970, nous le rejoindrons le 12 juin. Une voiture militaire vient nous chercher à trois heures du matin le 11 juin, direction Paris, puis un bus emmène les familles à l’aéroport militaire d’Evreux. Nous  montons avec  d’autres de  l’Armée  de l’air à bord  d’un  Douglas DC-6  pour  plusieurs  heures et escales. Désormais, cet environnement militaire protecteur nous semble naturel, et c’est avec empressement que nous nous installons pour retrouver  papa  à  l’autre  bout   du  monde. Nous atterrissons le 12 juin  à 13h30  à l’aéroport  d’Ivato. Notre cher  père est là avec l’un  de ses collègues. Nous déjeunons, puis nous partons en voiture vers le centre d’accueil militaire de Fiadanana à Tananarive afin d’y séjourner en attendant notre résidence définitive. 

Chaque jour nous prenons nos repas au mess des officiers. Nous sommes impressionnées et intimidées par tant d’honneur et de sollicitude. Nous mesurons sans doute pour la première fois les égards dus au grade de papa. Nous en sommes fières mais sans en tirer vanité. Nous avons été élevées simplement, sans autre fortune que   celle du  cœur.  Nous   fréquenterons le mess   pendant deux mois et   les   serveurs   malgaches,  tout    de blanc vêtus, nous deviendront familiers.

Puis nous découvrons enfin notre maison et son jardin, Cité Gaillard à Antanimena. Tous les matins, la gourde autour du cou, nous prenons le car militaire  pour nous rendre à l’école  et tous les soirs  nous rentrons en camion bâché  de  l’armée  de type  Berliet  avec  les bancs  sur   les  côtés.  Le  jeudi, en  fin   de journée, papa reçoit ses collègues et amis, du gradé au chauffeur. Les dîners sont copieux, l’ambiance joyeuse et musicale. Parfois le commandant se fait appeler « M. Clément ». Nous ne savons pas pourquoi, mais ce mystère donne une importance supplémentaire à ce que nous imaginons de son travail. Nos parents se rendent parfois à des soirées cocktails organisées pour les familles. Ils s’y rendent volontiers, élégamment vêtus, tandis que nous avons l’autorisation d’inviter les « jeunes » de notre impasse.

Chaque année, nous nous  envolons  à bord  d’un  Noratlas  pour 15 jours  de vacances  paradisiaques  sur  l’île de Nosy Bé, hébergés dans un camp réservé aux familles des militaires et sous des tentes aménagées avec des lits picots. 

1972 Le 13 mai 1972, des émeutes éclatent dans la capitale, place de l’Indépendance. Les écoles ferment et le couvre-feu est déclaré pour plusieurs jours. Les officiers se fréquentent plus que d’habitude. Quant à nous, les jeunes de l’impasse, nous nous replions bien volontiers dans la cave de notre maison. 

Ces deux années à Tana au contact de la population malgache et des ami(e)s militaires resteront les plus belles de notre vie familiale. Le 8 juillet 1972, nous refermons pour toujours le portail vert de notre maison. Mariette, notre ramatoa (servante en malgache), pleure et nous lui disons veloma (au revoir) en l’embrassant, le cœur serré de ne pouvoir l’emmener avec nous.

A bord d’un Douglas DC-8, nous quittons été 1972  le soleil  de l’Océan  indien pour  celui  de  la  Méditerranée.  Parti  sur  Paris pour  sa  future affectation, papa  revient sur Marseille en Citroën 2cv et nous annonce que notre prochaine destination sera Chartres.

1975, le commandant Jacques Eudes devient commissaire de l’air et doit partir prendre un nouveau poste à Metz. Cette fois nous ne suivrons pas, nos parents estimant que ce serait préjudiciable à notre scolarité. Papa deviendra célibataire géographique et rentrera chaque week-end en Citroên Ami 8 à la maison. Maman prend soin de ses quatre filles en  pleine adolescence et ce n’est pas toujours facile pour  elle. 

1976, nouveau déménagement cette fois vers la Normandie, terre de nos ancêtres paternels. Nous emménageons le cœur triste en septembre, avec une première nuit passée tous les six allongés à même un sol recouvert d’une moquette. Seul petit réconfort, nous sommes ensemble.

1977 à 80, le commissaire commandant devient lieutenant-colonel, et le voilà parti toujours en célibataire géographique vers sa nouvelle affectation, Bordeaux. De nouveaux collègues deviendront ses amis. 

Ainsi avons-nous grandi au gré des mutations et des destinations plus ou moins dépaysantes sans que notre scolarité n’en n’ait été perturbée. Nous nous sommes adaptées bien sûr grâce à l’enthousiasme et à la présence de nos parents, mais aussi par l’accompagnement à la fois amical et sécurisant des personnels de l’Armée de l’air et bien plus tard par la 4 A (amicale des anciens de l’Armée de l’air). Je n’ai pas retrouvé ce sentiment d’appartenance à une deuxième famille dans d’autres organisations de travail. Notre jeunesse s’est construite d’expériences enrichissantes, de belles rencontres et de souvenirs magnifiques. Il me tient à cœur de rendre hommage à Gisèle ma maman qui, par sa patience, son dévouement, sa douceur et sa bonne humeur, a permis que nous profitions tous les six d’une vie de nomade heureuse.

J’ai désormais troqué cartons et cantines pour des valises à roulettes et Olivier, l’aîné des petits -enfants, emprunte à son tour le même chemin que son grand-père, celui de l’Armée de l’air.