lundi 28 septembre 2020

Opération Licorne : un commissaire de réserve en unité ACM

Après un premier article du CRC2 (r) Philippe Lemelletier sur les actions civilo-militaires (ACM) au Kosovo, publié en août 2019, nous approfondissons notre connaissance des ACM avec un extrait d’un article du
CRC1 (r) Jacques Aben (Professeur Émérite à l’université de Montpellier) sur son expérience durant l’opération Licorne en Côte d’Ivoire en 2004.
« A PROPOS DE L’ACTION CIVILO-MILITAIRE, RÉFLEXIONS SUR UN RETOUR D’EXPÉRIENCE (extraits)

[…] La sécurisation assurée par les forces de Licorne est bien sûr d’abord le produit de la dissuasion qu’est supposée apporter leur puissance de feu et leur mobilité, mais aussi le fruit du travail quotidien de tous les militaires que leur mission conduit au contact d’une population, dont la protection est l’un des éléments du mandat confié à Licorne par les Nations Unies*. Mais si tous les militaires ont, peu ou prou, vocation à être au contact de la population, il en est dont c’est la fonction principale : ceux qui arment les unités d’action civilo-militaires.

L’ambition d’une action d’envergure.

En Côte d’Ivoire, l’action civilo-militaire ressemble évidemment à ce qu’elle est ailleurs. On sait en effet que, sur n’importe quel théâtre d’opération, les ACM se déclinent en actions au profit des forces, en actions au profit de l’environnement civil et en actions humanitaires lorsque l’urgence l’impose (c’est d’ailleurs là une pomme de discorde avec les ONG humanitaires qui ne voient jamais d’un bon oeil l’intrusion des militaires dans ce qu’elles considèrent comme leur pré-carré). Mais en même temps, la Côte d’Ivoire a une sorte de spécificité, en ce qu’elle n’est pas un pays à reconstruire, ni un pays sans maître. L’action a donc lieu dans un Etat souverain, au sud loyaliste, ou dans une zone bien contrôlée par un pouvoir fort, au nord « rebelle ». Dans ces conditions on est assez loin des possibilités qu’ouvrait par exemple la situation kosovare où, a priori, tout restait à faire et où le contrôle appartenait à la force militaire.

Le résultat c’est qu’au moins au début de l’opération Licorne, c’est-à-dire dans le courant de 2003, les actions envisageables devaient se confiner à appuyer les forces, ce qui est la mission première des unités ACM : toutes proportions gardées, elles sont plus près de l’artillerie ou de l’aviation tactique que de l’infanterie ou de la cavalerie, armes de mêlée par excellence. Sur le plan pratique cela revient à réaliser de petits travaux d’infrastructure destinés à rendre la vie plus facile aux unités combattantes là où elles s’installent, tout en favorisant un bon accueil de la part de la population environnante. 

En Côte d’Ivoire, l’archétype de ce travail est la « pompe villageoise » à main - et exceptionnellement électrique. En effet, dès que l’on s’éloigne des villes un peu importantes - mais parfois aussi en leur sein - l’adduction d’eau devient un pur concept.(...) Si l’on ajoute à cela une certaine perte de « concernement collectif », la situation que les unités françaises trouvent à leur arrivée dans des villages de brousse est en général assez dégradée : soit il n’y a tout simplement rien, soit, au mieux, la pompe installée dans le passé ne fonctionne plus. A partir de là, le devis de mise à niveau peut aller d’un peu de travail de bricolage - que les autochtones n’ont jamais envisagé - jusqu’à l’installation ou au remplacement complet de la pompe : soit de 0 à 1 500 000 franc CFA (ou 2 200 euros, ce qui relativise un peu les choses).

Mais si ce travail a bien pour vocation de contribuer à l’efficacité de la mission militaire, il s’inscrit aussi dans la perspective d’aider la population locale : la pompe en question est à la disposition de tout le monde, et tant que les militaires français sont présents, on a la certitude qu’elle fonctionnera. C’est ce que traduit la phrase suivante inscrite dans une demande d’autorisation de travaux : « Intérêt pour les forces : la population reconnaissante envers la force Licorne (…) lui favorise la liberté de mouvement. Dans ces contrées reculées où la technologie n’est pas encore arrivée, l’eau assure la vie des villages, du bétail et des récoltes et évite la migration vers la ville (...). La force Licorne impartiale donne, dans ce cas, une image constructive et concrète pour tous les locaux en leur donnant l’espoir ».

Pour un tel niveau d’implication, il n’est pas vraiment besoin de disposer d’unités spécialisées sur le terrain. Ce sont les unités combattantes qui expriment leurs besoins ou leurs souhaits, quitte à ce que soit désigné en leur sein un « correspondant ACM », qui vient institutionnaliser les choses. Il suffit alors qu’au sein de l’état-major un certain nombre d’experts - au pire le chef ACM lui-même aidé d’un militaire du rang ou d’un sous-officier - soient à même d’apprécier la pertinence du projet : véritable utilité eu égard au coût, faisabilité..., et d’administrer les crédits dédiés. Ensuite, les unités combattantes ont toujours parmi leur personnel des gens assez bricoleurs pour faire le travail.

Néanmoins, un moment vient où le chef du bureau ACM de l’état-major souhaite un peu mieux contrôler les opérations dont il a la responsabilité finale. Pour cela, il a besoin de « gens à lui ». C’est ainsi qu’à partir de la ressource du Groupement interarmées d’action civilo-militaire (GIACM), on met progressivement en place de petites unités spécialisées, sous contrôle opérationnel des unités combattantes, dont la mission sera de faire l’évaluation des besoins, de monter les dossiers de projet, de les faire approuver par l’état-major et de réaliser, ou faire réaliser, le travail. Ces équipes d’appui tactiques, très légères et mobiles puisqu’elles ne comportent que trois militaires avec leur équipement propre, peuvent être multipliées assez facilement pour assurer une couverture optimale du théâtre.

L’étape suivante est la coordination de ces équipes. Il faut en effet que les dossiers qui remontent à l’état-major soient étudiés, fassent l’objet d’un avis d’expert, éventuellement soient classés par ordre d’urgence ou de pertinence, avant d’être approuvés par le chef du bureau ACM. Cette approbation valant autorisation d’engagement des travaux, elle fait parallèlement démarrer le processus financier d’engagement, liquidation, règlement. A ce stade, il n’est pas nécessaire de disposer d’un service financier en propre, mais encore faut-il assurer le suivi de la consommation des crédits. De même, le coordinateur devra suivre l’avancement des travaux et s’assurer qu’ils sont tous menés à bonne fin, de manière à ne pas faire naître de frustration, ni chez les militaires ni, a fortiori, chez les civils.

L’unité ACM est ainsi arrivée à une sorte de maturité. Certes, un esprit trop cartésien pourrait trouver étrange ce mélange entre des éléments de planification et de conduite au sein de l’état-major et des éléments d’exécution sur le terrain, le chef étant à l’interface des deux, un peu comme le Janus des Romains. Toutefois, le petit effectif de cet ensemble conduit à ne pas trop accorder d’importance à cette remarque.

Désarmement, démobilisation et réinsertion

Pourtant une nouvelle diversification est possible, dès lors qu’au niveau le plus élevé, il apparaîtrait utile de conduire d’autre types de mission, au profit de l’environnement civil ceux-ci. A priori, il n’y a pas vraiment place pour de telles missions, lorsque la force inscrit son action dans le cadre d’un Etat souverain, et qu’en outre la partie plus politique de l’action militaire est placée sous la responsabilité des Nations Unies. C’est notamment le cas du programme de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) des miliciens et autres guérilleros.

Ce DDR est devenu un élément naturel de toute politique de sortie de crise. Il est pratiqué, avec plus ou moins de bonheur, un peu partout sur la planète. Il s’agit de regrouper les miliciens volontaires, de les recenser, de récupérer leur armement contre indemnisation, puis de les préparer à une prochaine vie civile. En Côte d’Ivoire, après les accords de Marcoussis et la mise en place de la mission des Nations Unies, on avait naïvement imaginé que cette opération commencerait le 8 mars 2004. Force est de constater que si nombre de plans ont été conçus, on est encore dans l’ordre de la profession de foi.

En conséquence, il a vite paru souhaitable à divers responsables, de prendre des initiatives pour mieux contrôler les irréguliers, en les ramenant dans des casernes, en les nourrissant (modestement) et en les occupant. Par là, on pouvait espérer éviter que l’oisiveté les conduise à des actions crapuleuses : il n’est jamais mauvais d’essayer de prévenir.

Si la direction générale de l’opération incombait aux Nations Unies, via leur agent d’exécution qu’est le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), il fallait bien que quelqu’un se charge de la mise en oeuvre sur un terrain modérément sécurisé. Les troupes françaises étaient évidemment l’agent idéal, pour ne pas dire le seul envisageable, et l’unité ACM disposait du savoir-faire nécessaire pour planifier, conduire et éventuellement exécuter l’opération.

Ainsi fut fait. Mais à tant faire il est apparu souhaitable de compléter l’action des Nations Unies, en préparant le terrain : il ne sert à rien d’offrir des lits, des téléviseurs et des flexibles de douche, s’il n’y a ni eau ni électricité et si les locaux sont insalubres. Et si on utilisait la main d’oeuvre des unités d’irréguliers pour restaurer les locaux dans lesquels on souhaitait les cantonner, on ferait d’une pierre deux coups.

C’est ainsi que de nouvelles unités d’exécution furent mises en place, dont la tâche était de programmer les travaux de restauration, d’acquérir les outillages et matériaux et d’encadrer les équipes d’ouvriers. Il est facile de voir qu’il devait en résulter une augmentation sensible de l’effectif de l’unité ACM, et parallèlement un élargissement de son recrutement vers des experts en génie civil.

A ce point, l’action civilo-militaire peut s’accomplir dans ses diverses composantes. Même la dimension humanitaire est couverte : les actions médicales gratuites financées par le budget des ACM sont assurées par le Service de santé des armées ; le travail de prévention contre les maladies sexuellement transmissibles a lieu sur le terrain ; surtout une action diplomatique permanente est menée vers les ONG et OI, de manière à maintenir un minimum de relations, éventuellement en mettant des moyens logistiques à disposition.[…]» CRC1 (r) Jacques Aben

(lire l’intégralité de l’article :  « A propos de l’action civilo-militaire, réflexions sur un retour d’expérience », Défense et Sécurité internationale, n°15 mai 2006, pp 26-31)

Note

Le 19 septembre 2002, Abidjan, Bouaké et Korhogo étaient investies par des militaires mutins réclamant leur maintien dans les forces armées ivoiriennes. Le 22 septembre 2002 la force Licorne commence sa genèse, avec l’arrivée à Abidjan de 130 militaires projetés depuis le Gabon. Ils constituent le premier renfort des 560 marsouins du 43ème bataillon d’infanterie de marine, prépositionnés au camp de Port Bouët, depuis la signature de l’accord de défense franco-ivoirien d’avril 1960. De renforcement en renforcement, Licorne atteint l’effectif de 4500 au maximum. Devenue le 18 octobre 2002 une action d’interposition visant à garantir le maintien du cessez-le-feu accepté par les deux belligérants. 

Renforcée dans ce rôle par les accords de Linas-Marcoussis du 26 janvier 2003 puis par la résolution 1464 du Conseil de sécurité des Nations Unies du 14 février 2003 et enfin par la résolution 1528 du Conseil de sécurité du 27 février 2004, faisant de la force Licorne une force d’appui aux forces de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire.