jeudi 21 mars 2019

Le commissaire Pierre Lafuente (1899-1985)

Dans notre série sur les grands anciens,  qui combattirent pendant la Grande Guerre, nous présentons la biographie du commissaire Pierre Lafuente.

Pierre Marie Robert Lafuente naît à Bône (aujourd’hui Anaba, en Algérie) le 25 mars 1899 de Marie Célestine Lejeune et d’Émile Eugène Lafuente. Il a une sœur, Yvonne Clémence Marie, de sept ans son aînée. Il effectue des études classiques où il excelle en littérature et en latin, parlant également italien et arabe, ce qui le conduit tout naturellement à vouloir entamer par la suite une carrière dans l’éducation nationale. Mais la guerre n'est pas terminée et il s’engage le 20 novembre 1917, à 18 ans, dans l’infanterie «pour la durée de la guerre».

Blessé et officier pendant la Grande Guerre.

D’emblée, il manifeste l’ambition d’être officier. Devenu élève-aspirant en juin 1918, il est rapidement chef de section à la 1ère compagnie du 3ème BCP (Bataillon de chasseurs à pied) qui vient de s’illustrer en bloquant en Champagne une des ultimes offensives allemandes. En été 1918, à Saint-Hilaire-le-Grand (Marne), il règne un calme relatif et le journal de marche et opérations de l’unité (1) note que les journées se passent « sans autre incident de guerre que des tirs de harcèlement, souvent par des obus toxiques, mais qui ne [lui] coûtent qu’un nombre très restreint de victimes».


Mais Pierre Lafuente va faire partie de ces victimes et devra à l’ypérite une invalidité à vie de 20%. Après la guerre, il intègre Saint-Cyr avec la promotion  « de la Victoire » et revient en Algérie le 17 avril 1920 avec le 3ème RTA (Régiment de tirailleurs algériens) où il commande une compagnie. Mais des difficultés liées à l’exercice de son commandement sont, sans doute, à l’origine de sa démobilisation sept mois plus tard et de son versement dans la réserve comme sous-lieutenant. Revenant à l’éducation nationale, il enseigne à Philippeville et se marie le 12 janvier 1922 avec Andrée Fenech qui lui donnera un fils.

Un destin d’avocat contrarié par l’aviation et par la guerre.

Comme beaucoup d’hommes de sa génération, il reprend ses études interrompues par la guerre et obtient une licence ès-lettres (1931) puis une licence en droit (1932). Ces années studieuses ne l’empêchent pas d’effectuer régulièrement des périodes militaires avec les tirailleurs algériens dans sa spécialité de « transmetteur », effectuées le plus souvent volontairement, donc sans solde. Cultivé et brillant, ses supérieurs soulignent « son caractère gai et franc […] sa vigueur physique et sa débrouillardise », précisant qu’il a « une plume alerte, la parole facile et élégante ».

Il est promu capitaine de réserve le 25 décembre 1936 et réoriente sa vie professionnelle en ouvrant un cabinet d’avocat à Philippeville. La possibilité étant offerte aux avocats d’exercer une fonction dans la magistrature, il s’engage dans cette voie et sera un temps président de la cour d’assises de Philippeville. Cette double vocation, civile et militaire, le caractérise.

Le terrain de Philippeville
Est-ce une conséquence de l’essor de l’aviation populaire dont le ministre de l’air, Pierre Cot, se fait le promoteur actif, Pierre Lafuente devient aviateur par changement d’armée en 1937 (2). Il conserve son statut de capitaine de réserve mais devient officier de l’air dans le « cadre sédentaire », qui regroupe les navigants n’ayant plus d’activités opérationnelles. Dans l’armée de l’air, Il poursuit ses activités de réserviste et suit, début 1938, une période obligatoire de 15 jours qui le conduit à participer à des manœuvres en Tunisie. Il manifeste également son goût pour l’aviation non seulement en devenant délégué de la Ligue aéronautique de France à Philippeville (3) mais aussi en s’occupant de la section des modèles réduits aux Éclaireurs de France.

A nouveau, la guerre va infléchir son destin avec la mobilisation du 2 septembre 1939. Nommé au cabinet du gouverneur général d’Algérie, il a en charge le contrôle des informations militaires. Comme il souhaite être sur le terrain, son beau-frère, le général d’aviation Maurice Rolland le fait affecter dans le sud tunisien en qualité de commandant de la compagnie de l’air 2/205 (4). Après Gabès, Bordj-Toural et Tebaga, il est affecté à El Aouina (Tunis) comme responsable de la 2ème compagnie du bataillon de l’Air 204 (5). Après avoir tenté de limiter - à son échelon - les conséquences de l’armistice signé avec l’Italie (6), il est démobilisé le 30 août 1940, demeurant sur place pour s’occuper de la reconversion professionnelle de ses camarades.

A la suite du débarquement en Afrique du nord en novembre 1942, comme l’Armée de l’air ne lui a pas proposé d’affectation, il s’engage une seconde fois « pour la durée de la guerre » au 15ème régiment de tirailleurs sénégalais, un des premiers régiments à reprendre la guerre. Sa connaissance du milieu local en fait un officier de liaison auprès du QG des forces anglo-américaines avec la charge délicate de réquisitionner les logements pour les troupes alliées. Anglais et américains lui délivreront chacun une lettre de félicitation.

Du barreau au commissariat de l’air.

C’est probablement à l’occasion de cette activité d’officier de liaison qu’il fait la connaissance du commissaire Xavier Leca, jeune capitaine comme lui, qui vient d’arriver à Alger pour occuper son premier poste de commissaire. Ce qui est certain, c’est que le 5 août 1943, il effectue un stage de trois mois à l’intendance des bases de l’air d’Alger avant de prendre le poste de chef de service de l’IBA d’Oran… où il ne reste que quatre mois.

Départ en mission (cl. John Philips)
En Corse, première terre française libérée, où s’organise la participation au futur débarquement de Provence, il est nommé chef du Service de l’Air le 26 décembre 1943. Un premier décret (7) le nomme commandant et un second (8) le nomme commissaire ordonnateur de réserve. Amateur de littérature, il croise très probablement Antoine de Saint-Exupéry qui volait sur P-38 Lightning à partir du terrain de Borgo (Bastia), et qui trouvera la mort le 31 juillet 1944.

En août, Pierre Lafuente reçoit les félicitations du Commandement de l’Air en Corse pour avoir réussi « grâce à son activité et à son dévouement, à assurer la vie des nombreux Groupes en opération en Corse auprès desquels il passait la plus grande partie de son temps, partageant leur vie et leurs dangers ». Il gardera d’ailleurs des séquelles de deux accidents de voiture sur l’île.

Le 1er février 1945, il passe sans transition de la Corse à Paris où il retrouve Xavier Leca et donne des cours avec lui à l’ESGA (Ecole supérieure de guerre aérienne) en droit aérien et en droit international. Le directeur central, Joseph Perret, qui organise un grand service de l’intendance de l’air, a besoin de collaborateurs expérimentés. Dans ce contexte, Pierre Lafuente reçoit mission de créer une deuxième intendance de l’air à Paris (9) et d’en assurer la direction ainsi que celle du magasin central d’habillement de Ris Orangis (MCH 798 créé le 1er mars). Durant cette année 1945, il trouve également le temps de séjourner à Londres du 1er juillet au 14 septembre comme chargé de mission avant la fermeture de l’intendance de l’Air en Grande Bretagne.

Cette activité professionnelle se double d’une situation administrative cahotique et inquiétante qui le menace de « ruine matérielle et morale » (10). En effet, fort de l’assurance donnée verbalement à l’échelon ministériel d’être intégré rapidement dans le cadre actif, il a liquidé prématurément son cabinet d’avocat en Algérie et se retrouve dans une situation précaire reposant sur des contrats trimestriels renouvelables par tacite reconduction. Il faudra un an et demi de débats ministériels, et même parlementaires, pour résoudre l’inextricable imbroglio juridique concernant l’activation des commissaires de réserve, un autre commissaire, Marcel Mercier, du même âge et issu du milieu des affaires de Constantine, connaissant les mêmes déboires (11). Finalement, deux décrets de mars 1947 régulariseront sa situation à titre rétroactif : il est nommé commissaire ordonnateur de 2ème classe d’active (Lcl) à compter du 25 juin 1946, mais « à titre temporaire ».

Carte de circulation
Le 28 juin 1947, il rejoint Brazzaville par voie aérienne où il est nommé directeur du commissariat de l’air (le terme « intendance de l’air » étant aboli depuis cinq jours) en Afrique de l’Est Française et au Cameroun. En mai suivant, le tribunal civil de Brazzaville prononce son divorce, ce qui lui permet de se remarier début 1949 et de recevoir son nouveau beau-frère, Xavier Leca, en voyage d’études avec l’ESGA et dont il a épousé la sœur (Antoinette). Son retour en France a lieu en février 1950, avec un embarquement à Pointe Noire (Gabon) le 8 et une arrivée à Bordeaux le 28.

A l’issue d’un congé de fin de séjour écourté, il embarque le 8 juin 1950 à Marseille sur le Chanzy (12)  à destination de la Tunisie, où il est affecté comme chef de service du CBA 765 (commissariat des bases aériennes). Douze ans après avoir fait en Tunisie ses débuts dans l’aviation, il va y occuper son dernier poste pendant six ans. Malgré des soins annuels, sa santé se dégrade. Il passe commissaire colonel le 1er janvier 1954 et présente, le 17 octobre 1955, une demande d’intégration à la Cour des Comptes. Une fois encore, un changement de ministre de l’air (Secrétaire d’État) lui porte préjudice. Son dossier se perd et ne sera jamais retrouvé. Après une courte hospitalisation à Tunis, il doit être rapatrié d’urgence par voie aérienne civile le 10 juin 1956, trois mois après l’accès de la Tunisie à l’indépendance.

Placé en position spéciale au CATA 855 de Bordeaux jusqu’à sa limite d’âge,  il est admis à faire valoir ses droits à la retraite le 1er avril 1957 et se retire dans le Lot à Saint-Médard-Catus. Il continue à travailler et exerce dans une compagnie d’assurance. A la fin des années 70, il revient à Paris et s’installe dans le quartier du Sacré-Cœur. C’est là qu’il décède le 13 mars 1985, le même jour que le commissaire Xavier Leca.

Chevalier de la Légion d’Honneur et titulaire de nombreuses décorations françaises et étrangères, le commissaire Lafuente totalisait 479 heures de vol, dont 70 en vols de guerre.

Commissaire général (2S) François Aubry

Notes
1/ Journal de marche du 3ème BCP, historique abrégé
2/ Décret du 6 octobre 1937, JO du 16 octobre.
3/ La Ligue aéronautique de France a été créée avant la guerre de 14-18 sous le patronage de l’aéroclub de France pour encourager le développement de l’aviation en France et dans les colonies. Elle a édité un mensuel de 1924 à 1951.
4/ Les compagnies de l’air sont chargées de l’entretien des véhicule,  du logement et du cantonnement.
5 / Les bataillons de l’Air sont en charge des finances et de l’administration des unités.
6/ Fin juillet 1940, une commission d’armistice germano-italienne est mise en place à Tunis pour vérifier le désarmement des troupes militaires françaises, qui sont réduites au strict minimum
7/Décret du 28 février 1944 le nommant commandant « du cadre sédentaire » à compter du 25 mars 1943.
8/ décret du 22 décembre 1944 le nommant CO3 (commandant) « du cadre auxiliaire »  à compter du 1er octobre 1944.
9/ Cf. notre article « Les premiers commissaires de l’air - Épisode 6 : 1945/1947 »
10/ Lettre signée de l’intéressé, en date du 3 juillet 1947
11/ L'activation de ces deux réservistes algérois a été un casse tête juridique interminable (septembre 45 à mars 47). L'affaire a fait l'objet d'interventions auprès du ministre et même du parlement, avec une succession de décrets s'annulant les uns les autres pour fixer la date de cette activation et le grade correspondant - à titre temporaire ou à titre définitif- , les impacts potentiels étant variables sur la solde, l'ancienneté et la place à l'annuaire.
12/Ce paquebot ‘Gouverneur général Chanzy’ est le deuxième du nom, le premier ayant coulé en 1910. Construit en 1922 et cédé aux Italiens et aux Allemands pendant la guerre, il a été entièrement rénové début 1950 pour assurer la ligne Marseille-Tunis. Il sera désarmé en 1963.

Sources
Dossier individuel détenu par le Service historique de la défense sous la cote AI 1P 325 49/3 ; remerciements à madame Lottin, notamment pour son aide iconographique (cf. biographie du commissaire général Leca)