lundi 20 février 2017

Une histoire de clé de boite de conserve

Le commissaire enquête
Commissaire colonel JF Bourcet (BLCA 1975)

La génération des commissaires ayant connu, ès qualité, les aléas de la fonction durant l'occupation et dans les quelques années qui suivirent la guerre est définitivement écartée des affaires et les nouvelles couches qui nous succèdent ne connaîtront sans doute jamais, du moins espérons-le, les complications administratives imposées par la nécessité du rationnement des denrées alimentaires.

Le commissariat de l'air n'intervenait cependant que fort peu dans ce domaine, où son rôle se limitait à la perception auprès de la direction des Subsistances* des titres de rationnement destinés à faciliter "la subsistance des isolés et des permissionnaires".

A cet effet, ladite direction faisait imprimer des cartes comportant un certain nombre de tickets, chacun de ces derniers se rapportant à une ration journalière d'une durée déterminée. Elle en assurait ensuite la distribution entre les différentes directions régionales de l'Intendance et du Commissariat de l’air selon les besoins exprimés par ces dernières, lesquelles en assuraient la répartition entre les services qui leur étaient subordonnés, auprès desquels les unités administratives pouvaient se procurer les cartes dont elles avaient besoin.


Le Service du Commissariat n'intervenait qu'en qualité d'intermédiaire répartiteur et comptable des titres dont il assurait le transit de l'émission à l'utilisation. Périodiquement, afin de limiter les fraudes et contrefaçons, des modifications étalent apportées dans la contexture et la couleur des cartes. Les titres caducs devaient alors être rendus au service émetteur. C’est lors de cette restitution que les complications  se révélaient : la comparaison du nombre de titres distribués et des titres réintégrés, compte tenu des consommations, faisait presque toujours ressortir des différences qu’il fallait expliquer. Cela nécessitait bien des recherches souvent vaines et, bien souvent, les déficits ne pouvaient être justifiés que grâce à des astuces, judicieuses sans doute, mais peu orthodoxes.

Une fois cependant le déficit se révéla important et nous dûmes nous livrer à bien des recherches qui n’aboutirent qu’à nous convaincre, s’il en était besoin, qu’il existait une fuite. Mais où se produisait-elle ?

Elle ne pouvait provenir des unités qui, plus ou moins régulièrement, parvenaient toujours à rétablir l'équilibre entre les entrées, les sorties et les remises de titres caducs. La fuite, puisque fuite il y avait, se produisait soit à l'échelon émission, soit pendant le transit dans les commissariats des bases (CBA) ou à la Direction.

Nous fûmes ainsi amenés à suspecter tout ce qui pouvait avoir à connaître des cartes. Or, celles-ci étaient perçues par liasses de cent. Chaque liasse était enserrée dans un réseau de ficelles extérieurement dense et chaque nœud dudit réseau était muni d’un plomb de garantie. Tout prélèvement sur une quelconque liasse paraissait exclu. Telle était du moins l’opinion des officiers et sous-officiers intéressés.

Ce n’était pas exactement mon avis, et puisqu’il était démontré que les déficits ne pouvaient être expliqués par des prélèvements opérés sur les titres en vrac rendus par les unités, lesquels comptés et archicomptés ne pouvaient donner lieu à contestation, il fallait bien convenir  que si le compte n’y était pas, cela ne pouvait provenir que de liasses incomplètes, rendues telles quelles avec leurs ficelles et leurs sceaux. Je me fis alors présenter une liasse et me rendis compte que le réseau qui l’enserrait et les plombs qui en garantissaient soi-disant l’inviolabilité s’opposaient, à n’en pas douter, à l’extraction d’une carte dans sa relative rigidité mais cette rigidité ne s’opposait pas à ce que ladite carte roulée en forme de cylindre fut extraite de la liasse. Il suffisait pour cela de trouver un instrument permettant de saisir une carte, de la rouler et de la tirer tout bonnement hors du tas. L'examen plus poussé d'une liasse me convainquit que, bien que comprimées fortement, les cartes pouvaient être écartées suffisamment en deux blocs pour permettre l’introduction d'un coupe-papier en acier ayant l'épaisseur d'un crayon de grosseur moyenne. L'outil à extraire les cartes était ainsi découvert.

M'étant procuré une clé à boite de conserve de forme cylindrique et l'ayant refendue à l'aide d'une scie à métaux sur une longueur de six à sept centimètres, je pus, en écartant une carte dans l'intervalle de deux liens, la saisir dans la fente de la clé. Quelques tours de rotation me permirent de l'extraire de la liasse, à la confusion de mon personnel qui venait de me jurer sur ses grands dieux que le fait était impossible.
Sur ces entrefaites un secrétaire de la Direction régionale se fit prendre en flagrant délit de trafic de cartes avec un restaurateur du quartier de Chaillot. Modeste gradé, le secrétaire arrondissait son prêt et connaissait des fins de mois plus faciles.

La Direction, tenant un coupable, celui-ci fut, tel le bouc poussé au désert, chargé de tous les péchés. Traduit devant le tribunal militaire, il fut assez sévèrement puni mais, n’étant pas partie au procès qui ne donna pas lieu à publicité, je ne connus jamais le « truc » employé par l’astucieux personnage.

Je n’en ai toutefois pas terminé avec ma clé refendue.

A quelques jours de là, je me rendis dans les bureaux du dépôt territorial afin d’y pratiquer des contrôles de routine. Après avoir, en compagnie du trésorier et du major, procédé à l’arrêté des comptes, au comptage des espèces en vrac, le trésorier extirpa de son coffre des liasses de billets tout neufs de 1000 et 100 francs, chaque liasse étant encore enserrée dans son réseau de ficelles plombées.

« Monsieur le Commissaire, me dit le trésorier, à l’échéance mensuelle je ne les ai pas comptées mais j’ai vérifié que les plombs de garantie étaient intacts. Nous procédons ainsi quand nous recevons des billets neufs en liasses plombées. Nous n’avons jamais constaté de manquant mais, ajouta-t-il, si vous y tenez, nous les compterons avec vous.

« Mon cher X, lui répondis-je, nous allons compter ensemble cette liasse-ci de cent billets de mille francs, car j’ai d’autres raisons que vous de penser qu’une liasse comme celle-ci n’est pas inviolable et qu’un prélèvement d’un ou même deux billets n’en altérerait pas l’aspect ».

Nous défîmes cette liasse, nous comptâmes et recomptâmes en froissant chaque billet pour
déceler un éventuel couple. Il nous fallut bien convenir que la liasse ne contenait que quatre-vingt-dix-neuf coupures de 1000 francs au lieu de cent.

Le sourire du Trésorier avait disparu, sa confusion et son dépit étaient d'autant plus forts qu'à l'époque mille francs prélevés sur la solde d'un capitaine y faisaient un beau trou.

- "Faites un P.V. Monsieur le Commissaire, me dit-il, je vais réclamer à la banque.

-"A quoi bon faire un P. V., lui rétorquais- je, il ne fera qu'attester de votre négligence. Quant à votre réclamation à la banque, je doute fort qu’elle vous rapporte les 1000 Frs manquants. Vous savez aussi bien que moi qu'une réclamation de l'espèce ne serait recevable que si la liasse avait été comptée en présence du caissier. 

Mettez donc 1000 francs de votre poche, cela écornera votre indemnité de caisse mais la leçon que vous venez de recevoir vaut bien 1000 francs ».

J’extirpai de ma serviette la fameuse clé refendue et, comme pour les cartes d’alimentation mais plus aisément encore, je tirai un billet d’une liasse intacte apparemment : « Voyez-vous, dis-je au trésorier, pourquoi voulez-vous qu’un truc aussi simple ne soit connu que du commissaire. Nous sommes d’honnêtes gens, nous, et vous savez bien que les voleurs ne manquent pas d’astuce ».

Le comptage du reste des liasses ne révéla pas de manquant. Mais la question reste toujours posée : existe-t-il des clés refendues à la Banque de France et aux services des chèques postaux ?

*de l’armée de terre