Sciberras ducasse esque colombani.*
Général Yves Grousset
(Le texte suivant est extrait d’un article publié en 1992 dans le livret édité pour le cinquantenaire du commissariat de l’air).
Dès le 18 février 1942, je me suis interrogé sur la raison d'être des commissaires. Entendez : la finalité de leur présence dans l'Armée de l'air.
Non pourquoi ils étaient là mais pour quoi ? Jusqu’au jour où l'un d'eux, invité à prononcer quelques mots à la fin d'un déjeuner officiel, avoua qu’il lui était difficile de parler stans pede in uno. Un ange passa. Les nez plongèrent dans les assiettes.
Devait-on voir là une allusion à Corneille, au tournedos, à une voiture italienne ? En contrepoint de ce silence perfide, l'homme à l'acanthe ne put réprimer un sourire indulgent.
C'est à cet instant précis que je pris la mesure du pouvoir des commissaires, fondé sur deux principes : dire ce que personne ne comprend, comprendre ce que personne ne dit.
Là réside une supériorité qui devrait leur valoir de menus privilèges : quelques annuités pour avoir appris le latin ailleurs que chez Berlitz, une prime de transport de Dalloz, un avancement velouté, que sais-je qu’ils ne sachent déjà ? A supplément de bagage, complément de paquetage, assorti pour les plus véloces de la médaille de la jeunesse d'esprit et des sports cérébraux, ce ruban bleu de la traversée de 1'Acanthique. La justice, pour qui veut rendre hommage à la culture, est à ce prix.
- Parlez-vous le latin ?
- Non, mon père.
- Bon.. alors, allons-y !... Humanum justiciae claudicat et fecit errarum !... Hein ?
- Evidemment !
Extrait d'une pièce de Sacha Guitry, «Les desseins de la Providence », ce dialogue savoureux illustre l'avantage que confère la maîtrise d'une langue étrangère sur ceux qui l’ignorent. Surtout quand elle est morte. Le latin, qui fut longtemps celle des clercs et des humanités, est devenu un ornement, pour le plus grand nombre, hermétique. Brel et Brassens sont les derniers poètes à l'avoir honoré, le premier en mettant en musique la plus célèbre des déclinaisons, le second pour protester avec vigueur contre sa disparition de la messe.
Cerise archaïque sur le gâteau moderne, on en trouve des traces, comme d'une essence rare, en sous-titre des étiquettes des jardins d'acclimatation ou sur les tableaux dénonçant les champignons vénéneux dans la vitrine des pharmaciens..et au revers des médailles.[…]
Général Yves Grousset
* « Et depuis ce jour-là, je les ai tous aimés » (« traduction » toute personnelle d’une citation construite à partir des noms de 3 commissaires : Sciberras, Ducassé, Esque et Colombani)
Le Général Yves Grousset (1932-2000) a été tout au long de sa carrière un fin observateur de l’armée de l’air. Ses articles humoristiques, servis par une plume redoutable, ont longtemps alimenté les colonnes de la revue de l’AEA « Le Piège ». Parmi ses diverses fonctions, il a commandé la base de Doullens puis dirigé le SIRPA-AIR à la fin des années 80.