mercredi 28 novembre 2012

1958 : officiers des détails au GB 2/91 Guyenne
Commissaire général Jean-Louis Barbaroux (promo 56)

La deuxième année d’école, pour les commissaires, se déroulait à Aix, dans une ambiance fort civile, les cours se déroulant à l’ancienne fac de droit (l’IEP), à la nouvelle (IAE), aux Arts et Métiers et quand même un peu à la caserne Forbin, mais la vie aixoise nous offrait par ailleurs bien des distractions. L’examen final venait mettre un terme à nos études et nous lancer dans l’armée de l’air ! Dès la deuxième promotion, le commandement avait découvert l’utilité de nous faire connaître cette armée de l’air à la base, c’est-à-dire dans une unité opérationnelle où nous pourrions exercer des responsabilités réelles, avant de rejoindre le service du commissariat : notre stage en usine, quoi ! A nous les postes de chefs des moyens administratifs d’une unité navigante, plus familièrement dénommés : « officiers des détails ».
Nombreux étaient ceux qui, à Aix, avaient encore moins travaillé que moi, ce qui me permit d’être bien classé, et donc d’avoir un large choix pour l’amphi garnison : la plupart des postes était en AFN :  je choisis sans hésiter le Groupe de bombardement 2/91 Guyenne, basé à Oran la Sénia ; il présentait deux avantages: être en Algérie, juste après le 13 Mai 1958 (révisez votre histoire, les petits jeunes…) et être doté de B26, multiplaces de combat : je pourrai voler en opérations !
J’arrivai donc par avion à Oran la Sénia le 4 septembre 1958.
Le groupe comptait environ 400 personnes, dont… une seule femme, Juliette, la secrétaire du commandant.
Mon job consistait à administrer et faire vivre tout ce beau monde, avec trois adjudants-chefs, une dizaine d’autres sous-officiers et autant d’hommes du rang : ces derniers, faisant un service de 24 puis 28 mois, devenaient vite de bons spécialistes. Je succédai après quelques jours en double au commissaire lieutenant Noël, de la promo 55. L’année suivante, j’ai été luxueusement doté d’un adjoint, le commissaire lieutenant Trémois, ce qui me procura  beaucoup de liberté. Rassuré par la brillante assurance de mon prédécesseur et par la certitude que mes trois adjudants-chefs étaient de vieux chibanis connaissant toutes les ficelles du métier, je n’avais plus qu’à « faire face ».

Le groupe disposait d’une quinzaine de B26, avions de bombardement et d’assaut, achetés aux USA,  lourdement armés : bombes de 250 livres, 8 mitrailleuses de 12,7 dont deux en tourelle, roquettes et « BS » (bidons spéciaux) plus connus sous le nom de napalm ; l’équipage se composait d’un pilote, un navigateur, un mécanicien-mitrailleur et le cas échéant un observateur (rôle qui m’était dévolu à bord), particulièrement dans les B26 « leaders », dotés d’un nez vitré. Il y avait aussi 5 RB26, avions de reconnaissance ressemblant aux leaders, mais moins armés et dotés de performantes caméras. Ces B26 étaient des avions noirs, puissants, rustiques, avec une autonomie sans bidons  de plus de 4 heures, bien adaptés aux opérations d’Algérie : reconnaissance, bombardement, appui feu redoutable. L’aire de point fixe de ces avions était malheureusement tout près de mon bureau : pas étonnant que les 4000 CV des moteurs déchaînés aient laissé des traces dans mes oreilles !

La Base de la Sénia était une énorme base, de plus de 5000 hommes : deux escadres de chasse sur Mistral (à réaction) et P47 (à hélice), bientôt remplacés par des Skyraiders (à hélice), une escadre d’hélicoptères  sur H34 et Alouette, un groupe d’aviation légère sur T6, des commandos de l’Air, un commandement de zone, et bien sûr les B26. Le support était assuré par un bataillon de l’air et divers ateliers et magasins. Le commissariat disposait à La Sénia d’un CBA, un CATA et un ERCA. Je fus rapidement à l’aise dans le groupe, avec ma spécificité rare de commissaire passé par Salon, comme une partie des officiers, l’autre étant constituée de vieux guerriers ayant fait l’Indo, voire la guerre de 39/45.

Mais que faisait donc un officier des détails ? Excluons d’abord toute ressemblance avec les moyens d’une unité équivalente de l’armée de l’Air actuelle, disons un très gros escadron : à part peut-être le crayon à bille, un téléphone primitif, une machine à calculer actionnée par une poignée, trois machines à écrire et un duplicateur à alcool crachant de pâles copies violettes tachant les doigts, mes services pouvaient faire appel aux puissantes (!) Logabax du CATA qui sortaient les états de solde mensuelle, mais nous n’avions pas besoin de passer par le Trésor pour payer la solde, car je payais de nombreuses soldes en bons francs d’Algérie ou par le CCP du groupe. Le magasin commissariat (MGV) était luxueusement installé sous tentes SAGA : le matériel qu’il abritait était ni très fonctionnel ni pléthorique, mais bien surveillé : la moindre chaussette usagée était soigneusement examinée avant réforme par le Directeur du Commissariat de la 5ème RA, en personne (familièrement surnommé « Bébert le Fellouze »), ou au moins par le chef du CBA.
Il n’est de richesse que d’hommes, dit-on. Eh bien de cela nous étions riches, car l’importance de mes troupes ferait tomber en syncope n’importe quel chef de « centre expert » actuel ! Avec ce personnel abondant, nous faisions tourner : le service des effectifs, le service de la solde et de la comptabilité générale, le MGV, le comptable centralisateur (rien que pour nous !), l’agence postale, le bar du Groupe, et, l’avouerai-je ? (mais il y a prescription) la « caisse noire » du Groupe : le commandant, à juste titre, préfigurant le commissaire général Daume et son axiome célèbre: « Qui peut le plus, peut le moins », s’assurait ainsi d’une gestion rigoureuse…

Il y a eu de grands moments au Groupe, des Saint Eloi déchaînées, des méchouis géants et même des grands messes administratives folkloriques : je veux parler ici des revues annuelles d’effectifs, faites pour détecter d’éventuels hommes de paille mais aussi, plus prosaïquement, mettre à jour les pièces matricules, où tout le personnel, du commandant jusqu’au dernier armurier de piste (qui ne sortait guère de son gourbi qu’à cette occasion), défilait devant le Commissaire des Bases en personne, l’officier des détails et un aréopage du service des effectifs.
Il y eut aussi hélas quelques morts, où le commissaire se muait en officier d’état-civil et en assistante sociale ; il y eut aussi quelques crashes de B26, heureusement sans autres pertes que la disparition inexpliquée mais opportune de quelques effets PN ou matériels attractifs…
Je me trouvai rapidement une chambre en ville, ainsi qu’une 2CV neuve : trois mois d’attente, alors qu’à cette époque, il fallait attendre en métropole  …trois ans pour en avoir une !

Oran était calme, pas de couvre-feu : belle grande ville peuplée de  pieds noirs, d’origines française et espagnole, de juifs et même…de « F.S.N.A., français de souche nord-africaine » (comme on disait alors officiellement), surtout dans la périphérie, très vivante, très animée, très méditerranéenne, quoi ! Le port était actif, les plages de la corniche très fréquentées, de même que celles de Canastel et de Kristel à côté de la montagne des Lions (je n’y en ai pas vu !).




La guerre, à Oran, on ne la voyait pas ; nous, on ne la faisait qu’en vol ; au sol, le grand calme…
En pratique, les opérations se déroulaient sur les hauts plateaux : Tiaret, Aflou, où Bigeard menait ses commandos de chasse, composés de ralliés, ainsi que sur le « barrage » le long de la frontière marocaine. J’eus ainsi l’occasion d’aller un peu partout, pendant plus de 150 heures de vol, dont 64 en missions de guerre. Les missions de reconnaissance étaient particulièrement intéressantes, notamment les R.A.V. (reco à vue) en « radada » à quelques mètres du sol, où l’observateur, moi en l’occurrence, avait un rôle important. Par contre, les vols de « maping », consistant à labourer une zone pour une couverture photo, en allers et retours avec virages en semi-retournement à chaque bout, les norias d’attaques en piqué, étaient particulièrement éprouvants pour les estomacs, même ceux des navigants chevronnés, au milieu des odeurs de poudre et de graisse brûlée…

Un jour où nous allions en B26 à Alger, notre pilote, le sergent P, ne dépassa guère l’altitude de 100 pieds ; en suivant la route côtière, nous nous sommes retrouvés au détour d’un virage face à… un car, et guère au dessus : il a pilé net, et je crains que le conducteur n’ait eu un arrêt cardiaque ! Une autre fois, je suis allé à Tlemcen-Zenata en JU52, trimoteur ex-allemand, en tôle ondulée comme une vulgaire 2CV, qui n’atteignait que difficilement 150 km/h : pour peu qu’il y ait un peu de vent de face, on avait le temps d’admirer le paysage.
  
 
J’ai fait un jour une mission insolite en H34 : aller récupérer quatre bombes de 250 livres, larguées (inertes) dans une vigne à l’est d’Oran (les B26 n’aiment pas se poser avec des bombes sous le ventre). Pas question de laisser ces explosifs à la disposition des fells…On a eu du mal à les trouver car elles avaient pénétré profondément dans le sol : après les avoir désamorcées, et calmé le propriétaire de la vigne que l’on avait pas mal labourée, nous avons chargé les bombes dans l’hélico pour les ramener à la Base.


L'auteur
J’ai eu aussi l’occasion d’aller assez souvent en France : les vols de B26 vers le Bourget étaient fréquents, puisque c’est l’UAT qui y avait en charge la maintenance 3ème échelon de ces avions. C’est ainsi qu’un jour, fin 1959, nous nous sommes trouvés bloqués 24 heures à Reims par une météo exécrable (la tempête ce jour-là a fait céder le barrage de Malpasset, au dessus de Fréjus). Nous avions l’air fin avec nos tenues d’été…Mais que faisions-nous à Reims ? Le vol d’essai réglementaire, avec juste un petit détour pour charger dans la soute à bombes 350 bouteilles de champagne que j’avais la mission d’acheter pour le Noël de la B.A .141 : Nous sommes rentrés à basse altitude : je craignais que le froid ne fasse exploser les bouteilles !


Un jour, avec François Duchêne, qui faisait le même job que moi à la 6ème  Escadre, nous sommes allés en voiture voir un de ses amis, lieutenant du contingent, officier S.A.S.(sections administratives spéciales) du village de regroupement d’Oued Berkech, dans le bled, au sud de la Sebkrah d’Oran. Seul français, installé dans un fort avec quelques harkis, il s’efforçait d’administrer, de faire vivre, de développer ce village neuf, créé pour regrouper quelques centaines d’habitants auparavant dispersés, afin de les soustraire à l’influence du FLN. Il avait le moral ! De nombreux commissaires, qui avaient compris l’intérêt et la noblesse de cette tâche, furent volontaires pour les S.A.S. à l’issue de leur stage d’officier des détails.
Il faut croire que notre sous-lieutenant n’avait pas mal réussi, car, sept ans après, alors que j’étais affecté à Mers el Kébir, je suis retourné avec femme et enfant à Oued Berkech. J’y ai été reconnu par un villageois, qui n’était autre que… le chaouch du lieutenant S.A.S. ; il ne tarissait pas d’éloges sur l’action de son ancien chef et ses réalisations, qu’il nous a fait visiter, avant de nous offrir chez lui le thé à la menthe puis de nous inviter à la place d’honneur à une fantasia donnée pour la fête du village : nous n’y sommes pas restés jusqu’à la fin car notre bébé criait famine…Et ça se passait cinq ans après l’indépendance ! J’insiste là- dessus, car on veut nous faire croire aujourd’hui que l’armée française en Algérie n’a laissé que des souvenirs de torture…

Nous croyions tous à l’Algérie Française : il est vrai qu’en Oranie tout portait à y croire : richesse des infrastructures, de l’agriculture, et population d’origine européenne très importante. Lorsque de Gaulle a entamé son action qui a abouti à l’abandon de l’Algérie, peu d’entre nous, et moi le premier, ne l’ont compris. Et pourtant, avec plus d’un demi-siècle de recul, il faut bien reconnaître qu’il avait raison : la France de Dunkerque à Tamanrasset compterait maintenant 95 millions d’habitants … dont 63 millions de métropolitains.
De fait, nous avons gagné la guerre : le FLN était  militairement très affaibli en 1960, mais malheureusement c’est la paix que nous avons perdue, par suite de nombreuses erreurs, commises dès la troisième République. La partition de l’Oranie, un moment envisagée, aurait été possible, ce qui aurait permis de garder sur place les pieds noirs et les harkis, mais n’aurait-ce pas été à coup sûr créer l’équivalent du guêpier israélo-palestinien ?

En attendant, pendant tout mon séjour en Oranie, l’ordre régnait : on pouvait circuler dans les villes et dans le bled sans grand risque : je suis allé de nuit en 2CV à Sidi Bel Abbés pour  Camerone, sans craindre le moindre danger ; bien sûr, quand nous allions passer le week-end à Nemours (pas loin du « barrage »), aux Andalouses, à Beni Saf, Sassel ou Turgot, sur la côte, nous emportions parfois un Mac 50 ou une Mat 49, mais c’était beaucoup plus pour épater les filles que par réelle nécessité…

Nous sommes allés assez souvent à Rio Salado, à une quarantaine de km à l’ouest d’Oran : village typique de l’Oranie, avec ses grands domaines viticoles, ses vergers d’orangers et d’oliviers, et son allure de village de la France méditerranéenne : ses platanes, ses terrasses de café sous les platanes …ou les palmiers, sa mairie avec le monument aux morts, l’église et la mairie, le kiosque à musique : Yasmina Khadra, qui l’a bien connu, l’a parfaitement décrit dans Ce que le jour doit à la nuit.
Par des amis communs, j’y connaissais une fille qui y exerçait le métier original de directrice d’un « centre de recasement et de rééducation», en fait une maison de rétention pour femmes, compromises avec le FLN…Lieu fermé certes, mais pas trop carcéral : nous avons même joué au volley-ball avec les détenues et leurs gardiennes ! On apprenait à ces femmes à tisser des tapis  Chichaoua, labellisés « Tlemcen », pour leur donner à leur libération un pécule et un métier.

le coffre

La seule période vraiment agitée a été surtout le fait des pieds noirs, avec les journées des barricades, début février 1960 : je dus  rester en permanence sur la base et je suis  même allé un jour retirer la solde du Groupe à Oran en half-track, avec une bonne escorte ! D’habitude, j’y allais en 2CV avec seulement mon Mac 50, accompagné d’un sous-officier armé d’une simple Mat 49.
Le calme est assez vite revenu, surtout à Oran, et nous avons pu préparer un raid au Sahara d’une dizaine de jours à Pâques.
Ces deux années ont vite passé, avec un bon rythme : travail varié de 7h30 à 18h, ainsi que le samedi matin (assez loin des 35 heures !); le soir et le week-end : plage et sorties diverses, dîner au  cercle de garnison ou au restaurant, théâtre (les tournées Karsenty), cinéma…

Je suis bien conscient que ça n’avait bien sûr qu’un lointain rapport avec ce que se tapaient nos petits camarades biffins dans le bled, et surtout j’ai eu la chance de  quitter l’Algérie sans vivre les dramatiques évènements des deux dernières années avant la fin…

Le 9 septembre1960, j’embarquai sur le Ville d’Oran sans oublier la 2CV, pour regagner la métropole, non sans m’être payé avant l’aurore un dernier vol de nuit, en mission « lucioles » sur le « barrage » marocain. Destination : 2ème RA, 35 rue Saint Didier, PARIS XVI, mais ceci est une autre histoire …

J’ai gardé un excellent souvenir de cette affectation d’officier des détails : sur le plan professionnel, le « stage en usine » a été profitable, a démystifié beaucoup de choses, a appris « des trucs » que ni la fac ni l’école de l’air ne sauraient enseigner, sur le plan humain, c’est l’exercice des premières responsabilités professionnelles, la découverte du rôle du chef, de l’importance des sous-officiers. C’est enfin - et surtout - l’immersion dans la vie de l’Armée de l’Air, l’amitié, la camaraderie avec tous les corps d’officiers, qui se retrouvera durant toute la carrière… et bien au-delà.
Cre général Jean-Louis Barbaroux