dimanche 25 décembre 2022

Algérie 1960 : les caleçons de l’Intendance

 Le Commissariat de l’air n’a pas été le seul service des armées à avoir, parfois, des difficultés à écouler des stocks d’effets d’habillement excédentaires, notamment après la guerre d’Algérie lorsque les effectifs ont décru.

Dans l’armée de terre, le service de l’Intendance dut également faire face à de telles situations. Ainsi, en 1960, les stocks de caleçons étant excédentaires, la direction de l’Intendance en Algérie et au Sahara lança une grande enquête pour mieux en comprendre la cause et, subséquemment,  traiter fissa la question. Les unités sollicitées prirent rapidement la mesure du problème posé, certaines faisant même des propositions constructives, comme nous le montrent les documents suivants extraits des archives du SFCA Ris-Orangis (revue Le Bélier 28 février 1973).

NOTE DE SERVICE N° 1530/4 AR 

COMMANDANT EN CHEF DES FORCES EN ALGÉRIE 

DIRECTION DE L'INTENDANCE EN ALGÉRIE  ET AU SAHARA 4ème Bureau 

Objet : Caleçons courts. 

I - Il a été porté à ma connaissance que des difficultés étaient rencontrées dans l'écoulement des stocks de caleçons courts du fait que cet article, quoique règlementaire, n'a pas la faveur des utilisateurs. 

Il - Vous voudrez bien, pour me permettre d'étudier cette question, prescrire une enquête dans votre région territoriale afin de déterminer l'accueil fait à cet article, ainsi que les conditions dans lesquelles sont effectuées les perceptions auprès des magasins administratifs. 

III - Accompagnés de votre avis et de toutes propositions utiles sur l'emploi de cet effet, les renseignements demandés devront me parvenir pour le 10 septembre 1960. 

ALGER, le 20 août 1960 

P./l’Intendant Général de 1ère classe, Directeur de l'Intendance en Algérie et au Sahara 

L'Intendant Militaire de 1ère Classe, Adjoint au Directeur 

Destinataire : Monsieur l'Intendant Général 

Directeur de l'Intendance de la Région Territoriale et du Corps d'Armée de CONSTANTINE. 

PRÉSENTATION GÉNÉRALE 

L’effet est constitué de deux parties principales formant chacune un devant et un derrière. Un fond de renfort est cousu à l'intérieur. Chaque jambe est terminée par un bord côtes. 

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EXTRAIT CONFORME TRANSMIS à MM. les Chefs de Corps (Diffusion générale) 

" pour exécution" 


INTENDANCE  ZONE NORD CONSTANTINOIS 

SECTION MATERIEL 

N° 2 .426/44

Les renseignements  demandés ainsi que leurs avis et propositions utiles sur l'emploi de cet effet seront adressés sous le présent timbre pour le 10 septembre 1960 terme de rigueur. 

CONSTANTINE, le 31 août 1960 

L'Intendant militaire de 2ème classe 

Chef de Service 


QUELQUES JOURS PLUS TARD

10ème REGION MILITAIRE 

ZONE NORD CONSTANTINOIS 

Secteur de …

…REGIMENT DE CAVALERIE 

COMPTE-RENDU N" 2308/MAJ/MAT du 12 septembre 1960 

Objet: Caleçons courts. 

Référence : votre transmission 2428/44/MAT/INT/Z.H.C. du 31 août 1960. 

I- Une désaffection certaine à l'égard du caleçon court peut être en effet constatée… 

Cet article, distribué avec le paquetage règlementaire, est en général réintégré neuf au moment du retour à la vie civile du détenteur. Toute action du commandement dans le sens d'un renouveau d'affection à l'endroit de ce sous-vêtement reste délicate, son port ostensible n'étant ordonné dans aucune des tenues prévues par la règlementation en vigueur. 

Il - Une analyse plus approfondie du problème a fait apparaître deux causes principales à cette désaffection :

a) la première d'ordre psychologique. Le théâtre contemporain ainsi que la littérature dans les productions goûtées du public, quoique d'un niveau général contestable, ont attaché à ce vocable une étiquette de ridicule désuet. Ce ridicule a pris dans le vocabulaire militaire un sens péjoratif et même infamant, puisqu’il va jusqu'à qualifier l'état d'une troupe à laquelle le sort des armes a été contraire : "Ils sont revenus en caleçons" ;

b) la deuxième ressort de la fatalité du progrès, appelée plus communément "sens de l'histoire". Après l'abolition de la bottine à boutons puis la raréfaction du fixe-chaussette, semble venu maintenant l'âge de la suppression du caleçon: les 27 mois de service militaire n'ont pas une durée telle qu'ils modifient de ce point de vue la mentalité des Français. Il convient de se rappeler en effet que l'Armée se recrute dans le civil ! 

Par ailleurs, il ne parait pas, après avis du corps médical, que puissent être retenus contre le caleçon court tous arguments ayant trait à l'échauffement de la région inguino-testiculaire avec conséquence dermato-érythémateuse.  Les accidents cutanés sont plus souvent le fait d'un mauvais ajustage que de la nature du sous-vêtement proprement dit. 

III - La détermination de l'emploi possible de l'article reste plutôt affaire de spécialiste et dépend essentiellement à mon sens, de l'importance des stocks existants. 

a) Si ces derniers sont faibles, des expositions rétrospectives sur le matériel militaire pourraient en assurer l'épuisement. Etant donné le caractère inusable du sous-vêtement, on pourrait même envisager d'en doter certains musées de province spécialisés dans les questions folkloriques ;

b) Si les quantités en magasin sont importantes, il conviendrait de saisir l'occasion présentée par la mise sur pied des forces régulières des nouveaux états indépendants ex-membres de la Communauté. Le caleçon dit court, s'il est peu utilisé comme tel, pourrait moyennant de légères modifications, être transformé en "short" et constituer la base d'une tenue légère, seyante et sol ide, plus spécialement indiquée pour les clients tropicaux. Les moyens de diffusion audio-visuels permettent de constater un certain enthousiasme instinctif et populaire envers le port de cet article, parmi les collectivités même urbaines, sujettes aux climats précités. 

Le Lieutenant-colonel  x

Commandant le xème Régiment de Cavalerie et le Secteur de ... 

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 le 10 septembre 1960

10ème REGION MILITAIRE 

N° 420/E. PC. 

Le Chef de Bataillon 

Commandant le X Bataillon d'Infanterie 

à 

Monsieur l'Intendant Militaire de 2° classe 

Chef de service de l'Intendance de la ZMC  CONSTANTINE 


Objet : Caleçons courts. 

Réf : N.D.S. 1 530N/AR du 20.8.60 de M. le Directeur de l'Intendance en ALGERIE et au SAHARA.

J'ai l'honneur de vous faire parvenir ci-après, les renseignements, avis et propositions, demandés par la note citée en référence. 

Je n'ai pu me livrer qu'à une enquête rapide, puisque cette note ne m'est arrivée que le 4 septembre, que je n’ai donc disposé que de la moitié du temps qui a été nécessaire pour qu'elle soit acheminée d'ALGER à CONSTANTINE alors que j'ai dû contacter deux compagnies détachées à plus de 60 km de mon P.C. 

Mon enquête a néanmoins été approfondie et elle se fonde sur les réponses de mes 5 commandants de compagnie, de mon O.R. et de mon médecin.  Il ressort de cette enquête que l'accueil fait au caleçon court par le soldat du contingent et même, je crois, par les cadres, est fonction d'un certain nombre de facteurs. 

On peut distinguer, en gros, le facteur vestimentaire, le facteur médical et le facteur psychologique. 

Sur le plan vestimentaire, il faut reconnaître que le caleçon court présente un certain nombre d'inconvénients. 

D'abord, il n'existe que dans un nombre limité de tailles et qui, elles-mêmes, ne figurent pas en nombre suffisant dans les magasins du corps. Il s'ensuit que le soldat se trouve souvent en possession d'un caleçon qui ne correspond pas à sa taille ; il faut donc déplacer les boutons, besogne qui lui paraît fastidieuse. Autrefois, le caleçon était tenu solidaire du pantalon par les bretelles, mais cet article a disparu du paquetage. 

Ensuite, le système de la braguette - qui ne dispose d'aucun  moyen de fermeture entre les boutons supérieurs et la couture inférieure - ne présente pas toutes les garanties souhaitables pour la pudeur du soldat amené à se déplacer avec ce seul vêtement, ce qui n'est pas fréquent, mais arrive parfois la nuit lorsque son détenteur sort de sa chambre pour soulager un besoin naturel. 

En outre, avec  le short, dont l'usage se généralise en A.F.N., le caleçon est d'une remarquable indiscrétion. Amené à passer souvent du treillis de combat au short, le soldat, soucieux d'éviter les fatigues inutiles, préfère ne pas avoir à changer en même temps de sous-vêtement. 

Enfin, le tissu du caleçon court est fait d'une toile extrêmement robuste. Il faut en moyenne une quinzaine de lavages à la brosse pour lui donner une souplesse relative. A ce moment -là, il est usé. On a également signalé que le caleçon court était plus difficile à laver et séchait  moins rapidement que le sIip qui, lavé le soir, peut être porté le lendemain matin. 

Tels sont, brièvement, les motifs d'ordre vestimentaire, technique en quelque sorte, qui motivent l'accueil froid réservé au caleçon court. 

Mais ce ne sont pas les plus importants. 

Il y a en effet le facteur médical. Le fantassin, même motorisé, marche beaucoup à pied, de jour comme de nuit, dans le type de guerre que nous menons. Or, il semble prouvé que les irritations cutanées étaient bien plus fréquentes, de l'ordre de deux ou trois fois, chez ceux qui portent le caleçon en grosse toile de l'armée que chez ceux qui portent le slip. 

Ceci semble dû au fait: 

- que la trame très grossière vient petit à petit, lors des inévitables frottements entre ce vêtement et la peau, raboter les couches superficielles de l'épiderme, favorisant ainsi l'inoculation des microbes qu’elle porte sur elle ; 

- que le poids du caleçon étant relativement élevé, ce vêtement possède une force d'inertie notable et ne se déplace pas en avant et en arrière à la même vitesse que les cuisses qu'il entoure. Ce sont ces mouvements asynchrones qui sont à la source des frottements. 

Sans mésestimer l'importance de ces motifs médicaux, je pense finalement que c'est le facteur psychologique qui est le plus important. 

D'abord, le militaire se recrute dans le civil, et aspire, malgré nos efforts pour lui rendre la vie militaire agréable, à redevenir civil. L'affreuse "Quille" dont je m'efforce d'interdire l'apparition sur Ies murs de mes casernements en est le symbole. Pourquoi attendre des militaires du contingent une attitude franchement opposée à celle du citoyen moyen ?

Ensuite le soldat est un transplanté et, comme tout transplanté, il est anxieux. Comme tout anxieux, il prévoit le pire. Ce pire peut avoir de nombreux visages, depuis le médecin qui passe la visite, jusqu'à l'accident ou la blessure qui obIige à montrer ses sous-vêtements. 

Le caleçon, il faut le reconnaitre, a une mauvaise réputation.  Se retrouver en caleçon ne se dit-il pas d'une troupe qui n'a pas eu devant l'ennemi le succès auquel elle s'attendait. Et l'Armée Française, dans ce domaine, après 1940, l'Indochine, le Maroc et la Tunisie, a l'épiderme sensible. 

Notre militaire, dont la tenue, il faut en rendre hommage à l'Intendance, est beaucoup plus seyante qu'en 1939, reste faraud et plait aux femmes. La moralité étant, à ce qu'on dit, en baisse depuis l'institution de l'école laïque, il ne faut pas s'étonner que le militaire veuille se trouver, quoiqu'il arrive, dans une situation vestimentaire qui lui permette d'aborder avec succès l'aventure qui s'offre. 

La jeune génération a baptisé celle qui la précède de noms auxquels on n'avait jamais songé jusque-là : croulants, amortis, sons et lumière, etc… Comment veut-on, dans ces conditions, faire accepter aux jeunes, un vêtement qui, au même titre que le chapeau melon ou la guêtre blanche, est un emblème de temps révolus. Il en est du caleçon dans le domaine vestimentaire comme de la marine à voile ou de la lampe à huile sur le plan politique. 

Au terme de cette enquête et après mûre réflexion, je pense qu'une solution peut être trouvée pour résorber le stock actuel : pourquoi, après de légères retouches, ne pas transformer le caleçon court en culotte d'éducation physique militaire, en laissant à l'utilisateur la liberté de porter ou non un slip par dessous? 

Je précise pour conclure que l'enquête, dont je viens de vous livrer le résultat, résume les opinions, à mon avis très autorisées, de l'ensemble de mes subordonnés. Il s'agit d'une étude objective du comportement des hommes qui sont sous leurs ordres. 

J’aimerais y ajouter la conclusion personnelle qui donnerait à ce rapport l'autorité que confère mon expérience de chef de corps, mais malheureusement - sans doute par souci de juste milieu, entre le caleçon long que j'ai porté avec fierté à l'Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr de 1935 à 1937 et le slip que portent mes hommes - je porte exclusivement les caleçons courts de l’Intendance.

Cachet et signature.