dimanche 28 novembre 2021

Un commissaire président de commission d’enquête d’accident aérien ? Ça s’est fait !

Commissaire général (2S) Jacques François (ECA 83).

L’excellent film "Boîte noire", de Yan Gozlan, m’a captivé au point que ce n’est qu’en sortant de la salle de cinéma que je me suis rappelé que, durant ma carrière, j’avais moi-même participé à deux commissions d’enquêtes d’accidents aériens, qui plus est en qualité de président. Je suppose qu’il doit s’agir d’un cas unique pour un commissaire de l’air. Une sacrée responsabilité en tout cas, accentuée lors de la première enquête par la perspective de mettre en cause la responsabilité d’un constructeur aéronautique, français de surcroît. Un peu comme dans le film, toutes proportions gardées, mais je m’en tirerai heureusement mieux que le héros.

Début octobre 1988, je suis jeune capitaine et depuis à peine un mois, commissaire de l’Ecole des pupilles de l’air à Montbonnot, près de Grenoble. Vers 17h00, un officier de l’état-major de la 4ème région aérienne d’Aix-en-Provence m’appelle et m’annonce que je suis désigné comme président d’une commission d’enquête à la suite d’un accident de planeur survenu en début d’après-midi. Je dois être à Salon au plus tôt. Je tombe des nues ! Certes, je suis un vélivole expérimenté, instructeur, compétiteur, ayant piloté pas loin d’une quarantaine de machines différentes, mais je ne sais rien sur les commissions d’enquête. Je préviens le colonel commandant l’école, monte récupérer quelques affaires dans ma petite bicoque en Chartreuse, et file vers Aix-en-Provence, où je débarque fort tard, à sa grande surprise, chez celle qui sera bientôt mon épouse. 

Le lendemain aux aurores, je suis, en tenue de combat, à l’Escadron d’initiation aéronautique de l’Ecole de l’air (EIA). La commission comporte aussi un pilote, un mécanicien et un médecin. On me remet une mauvaise photocopie de l’instruction concernant le « guide de l’officier enquêteur pour les accidents d’aéronefs » qui tient en à peine quarante pages pas très denses. Il renvoie à diverses instructions, que je n’aurai ni le temps ni l’occasion de consulter. Précisons que le Bureau enquête accidents défense n’existait pas à l’époque, et que ces enquêtes étaient pilotées par le CPSA, Conseil permanent de la sécurité aérienne de l’EMAA. 

L’accident s’est produit sur les contreforts sud des Alpilles, la section vol à voile de l’EIA ayant desserré provisoirement sur le terrain de Salon-Eyguières. Il concerne un biplace, l’instructeur et l’élève, malheureusement décédés tous les deux. L’instructeur, militaire du contingent, était un bon camarade, qui volait dans mon ancien club. Le caractère difficile et délicat de l’enquête me saute aux yeux dès que l’on me décrit la zone du crash : les débris au sol (les ailes et le fuselage, en deux morceaux), sont dispersés dans un rayon de 300 mètres. Le planeur ne s’est pas écrasé au sol, mais s’est donc disloqué en vol. Mais pourquoi ? 

Je pense immédiatement à « l’affaire du Bijave », tout comme le lieutenant PN, vélivole lui aussi. Car ce bon vieux Wassmer 30 Bijave, sur lequel bien des commissaires de l’air ont dû faire au moins un vol, ce planeur aux performances moyenne mais idéal pour la formation initiale (je dois en avoir plus de 400 heures) a sa part d’ombre. Il a connu une série d’accidents mortels à la fin des années 1960, alors qu’il équipait depuis peu tous les clubs français. Certains doivent s’en souvenir, l’un deux étant tombé en partie sur le hangar de l’EIA (sans doute GALEA* à l’époque) à Salon. L’enquête révéla que le bois des longerons vieillissait mal, entraînant des ruptures en vol. La flotte a été interdite de vol très longtemps, provoquant une grave crise dans les clubs de vol à voile, obligés de ressortir des biplaces hors d’âge du fond des hangars. Le Bijave reprendra sa carrière le temps que le constructeur change toutes les ailes. Celui-ci y survivra de justesse. 

Le planeur impliqué dans l’accident, le C 201B Marianne, n’est ni plus ni moins que le successeur du Bijave. Fabriqué par le dernier constructeur français de planeur résistant encore à l’hégémonie allemande, il équipe déjà de nombreux clubs et le carnet de commande est bien rempli. Là, ce n’est pas la voilure, mais le fuselage qui s’est rompu en vol… Après une première reconnaissance sur le terrain, rien ne permet d’expliquer l’accident si ce n’est un problème de la machine. Bien conscient de l’effet que ça va provoquer, je ne peux néanmoins faire autre chose que d’envoyer dans l’après-midi un message suspendant de vol les Marianne des différentes sections de vol à voile de l’armée de l’air. L’aviation civile, le bureau enquête accident, la fédération et le constructeur sont bien entendu informés. Le directeur de la société m’appelle aussitôt pour me demander de le tenir au courant, mais sans chercher d’ailleurs à me mettre la pression. 

Le lendemain, arrive dans la journée, à ma demande, un ingénieur du CEV de Brétigny spécialiste en résistance des matériaux composites. Débarque aussi un enquêteur civil envoyé par le BEA, également vélivole. Il était dans l’équipe venant de clôturer le dossier sur l’accident d’un des premiers Airbus A320, lors d’un meeting aérien, avec passagers à bord, mais sans trop de dommages. Je me rappelle bien sa première remarque : « Difficile de savoir ce qui s’est passé dans votre affaire, alors que dans notre dossier, au moins, la télévision avait tout filmé ! ». 

Dans la matinée, une Alouette 2 de la BA 114 d’Aix me fait survoler en radada la zone, sans résultat. Mais dans l’après-midi, à force de quadriller à pied cette garigue très escarpée, nous trouvons quelques fragments de gealcot (l’enduit de finition recouvrant la fibre de verre du planeur) au pied d’un arbuste, à 300 mètres du lieu où la cabine du planeur s’est écrasée. 

Nous disposons enfin de l’élément tangible pour conforter l’un de nos scénarios : le déroulement du vol a amené le planeur beaucoup trop bas dans un secteur empêchant tout atterrissage en campagne (un témoin habitué à voir des planeurs dans le secteur avait indiqué aux gendarmes de l’air l’avoir vu évoluer très bas, puis perdu de vue, peu avant l’heure de l’accident) ;.l’appareil accroche un arbuste avec le saumon (le bout) de l’aile, à une vitesse de l’ordre de 80 km/h ; il repart toutefois sur sa lancée en reprenant un peu d’altitude, tout en tournant brutalement autour de l’axe de lacet ; le freinage dissymétrique brutal induit par l’accrochage ayant fragilisé la poutre du fuselage, celui-ci se brise en deux parties et les ailes se détachent ; les différentes parties de l’appareil sont dispersées au sol.

Nous sommes tous d’accord et c’est ce que retiendra la commission. Les planeurs sont conçus pour résister aux contraintes dans ce que l’on appelle le « domaine de vol ». Là, on en était largement sorti et la rupture était inévitable. Nous faisons lever la suspension de vol du Marianne. Ce planeur continue encore aujourd’hui une honnête carrière, et s’il n’en sera finalement fabriqué qu’à peine 80, ce sera pour des raisons commerciales et non techniques.

Cadre à l'ECA, plus tard
Je finis de constituer le dossier et l’envoi au CPSA qui l’approuve. Je suis complimenté pour la conduite de cette enquête et pour la qualité du rapport, même si on me signale qu’il s’éloigne assez du canevas habituel…dont j’ignorais tout ! Peu de temps après, je commencerai à être destinataire des documents désignant les présidents de commission d’enquête, avec mon nom figurant pour ce qui est de la 4ème RA.

*Groupement aérien de l'école de l'air