jeudi 4 février 2021

Un commissaire de l’air en mission de contrôle du cessez-le-feu en ex-Yougoslavie

 Par Jean Noël Rey (ECA 72)

Rappel du contexte

La fédération yougoslave (1) était composée de six républiques (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie, Slovénie) et de deux régions autonomes (Voïvodine et Kosovo). L'ensemble était dirigé par deux institutions fédérales, un président (Tito jusqu'en 1981, puis présidence tournante ensuite) et un gouvernement. Lorsque le vent de liberté se mit à souffler à l'Est en 1989, la Slovénie et la Croatie optèrent rapidement pour la démocratie, alors que les autres républiques restèrent en arrière, notamment la Serbie qui resta la plus fidèle à un communisme de plus en plus teinté de nationalisme, sous l'impulsion de son chef Slobodan Milosevic. La guerre de Slovénie éclata suite aux déclarations d’indépendance de la Slovénie et de la Croatie le 25 juin 1991 et dura 10 jours.

Les combats, menés par une armée populaire yougoslave (JNA) constituée majoritairement de militaires d’origine serbe, cessèrent avec la signature le 7 juillet 1991 de l’accord dit de Brijuni (ou de Brioni) entre la Slovénie, la Croatie et la fédération Yougoslave, sous l'égide de la Communauté européenne, 1ère opération de gestion de crise de l'Union européenne avec la création d’une mission d'observation (ECMM : European Community Monitoring Mission).

La politique fédérale yougoslave, désormais menée majoritairement par les serbes, se transforma peu à peu en une politique de création d’une "Grande Serbie". Dans ce cadre, l’indépendance de la Slovénie, avec une petite minorité serbe, ne posait pas de problème, à la différence de la Croatie. Le retrait des forces yougoslaves de Slovénie se termina en octobre 1991 mais les combats reprirent en Croatie de juillet 1991 à janvier 1992, puis gagnèrent la Bosnie-Herzégovine. 

 « J’intègre l'ECMM de février à juin 1992

J'ai été sollicité début 1992 pour faire partie de l'ECMM, en raison de mes compétences linguistiques, en allemand et en anglais (2).

Un ambassadeur dirigeait l'ECMM composée des différentes délégations nationales européennes, chacune ayant à sa tête un diplomate. Sur place au QG de l'ECMM, installé dans l'hôtel « I », à Remetinec, dans la banlieue de Zagreb, capitale de la Croatie, on m'a assigné au contrôle sur le terrain des postes de commandement et de combat de l'armée croate. Et ma première mission a démarré dès le surlendemain de mon arrivée.

Je suis arrivé en Croatie à peine un mois après que l'armée yougoslave ait abattu un hélicoptère de l'ECMM, non armé bien sûr, peint en blanc, dans le nord de la Croatie, avec 5 membres de l'ECMM à bord, 4 italiens et 1 français officier de marine. C'était la façon yougoslave d'appliquer le cessez-le-feu et de rappeler qu'elle entendait continuer à dominer toute la région. Une menace non voilée qui donnait le ton !

Les missions

Nos missions quotidiennes sur le terrain, à deux contrôleurs européens, habillés en blanc (3), sans armes, consistaient, avec notre interprète croate et l'escorte armée sur place de la police militaire croate, à rendre visite aux postes de commandement et de combat de l'armée croate, ainsi qu'à l'évêque, au commissaire de police, au maire, au curé, qui d'ailleurs nous sollicitaient le plus souvent. Et nous étions quasiment tous les jours sur le front croato-yougoslave.

Ces missions quotidiennes étaient multiples :

la remise d'un corps à l'armée yougoslave,

le rétablissement d'une ligne point à point à travers le front entre belligérants,

la réception de Croates, victimes d'épuration ethnique en Serbie, en provenance d'Îlok à proximité de Belgrade,

le rendu compte du bombardement au mortier de la ville de Vinkovci auquel j'ai assisté en direct,
la supervision et la sécurisation réciproque de la remise d'armes par des paysans serbes à la police croate, ce qui a été une véritable aventure (ci-contre : armes détenues par des paysans serbes et remises à la police croate)

les visites aux quartiers et villages serbes,

le contrôle des postes de combat du front sur la ville de Lipik, en Slavonie centrale (au cours de l'un d'eux, j'ai été visé par un obus anti char qui a éclaté à 15m devant moi ; à l'époque, ces incidents me semblaient habituels sinon normaux, à l’instar de mes camarades en Baranja, en Slavonie orientale, à Osijek - proche de la ville martyre de Vukovar - qui subissaient chaque jour une « pluie » de centaines d'obus).

L’ECMM était la première organisation de ce type sur le terrain (dès la guerre de Slovénie en 1991), présente chaque jour, y compris sur le front. Si bien que ses témoignages avaient valeur de preuves et que sa connaissance du terrain était recherchée, étant donné la rigueur exigée des moniteurs sur ce point.

L'ECMM, c'était donc des contrôleurs du cessez-le-feu, qui enregistraient toutes les violations et qui les empêchaient ou les limitaient par leur présence, qui favorisaient toutes les occasions de rencontres et de discussions entre ennemis, censés être anciens belligérants, mais surtout qui étaient une source inestimable d'information sur la situation du terrain au profit de l'EMA et du gouvernement.

Un transfert tendu sur le front

Ma « routine » de contrôleur (ou moniteur) de la Mission européenne commençait inévitablement vers 8-9 heures du matin. En début d’inspection, on me proposait du Soc, une espèce de faux jus de fruit, archi-sucré, quasiment infect ou du slivovic (alcool de prune). Donc, tous les jours je buvais mon verre de slivovic et je me suis fait une raison ! 

Déjà, lors du 1er jour de ma première mission sur le front croato-yougoslave, j’ai eu une expérience dans cet ordre d’idée. J’étais à proximité de la ville de Vinkovci, en Slavonie, à relative proximité de la Hongrie. Il fallait restituer, sur le front, aux forces serbes le corps d’un jeune combattant serbe, ainsi que ses papiers. Les croates étaient encadrés par deux contrôleurs européens, un tchèque, ancien champion dans son pays et reconverti après un accident, et moi-même. Les croates appelaient ce combattant décédé, un combattant « du dimanche » car il travaillait ou étudiait la semaine et venait combattre sur le front le week-end, au sein d’irréguliers serbes. 

Nous étions donc en attente dans le dernier checkpoint croate dès le matin et ça s’éternisait. Les contrôleurs européens « en face » nous disent que le sol est saturé d’eau et qu’ils n’arrivent pas à avancer. 

Ils retournent donc d’où ils viennent et décident de venir dans un véhicule tout terrain de l’armée yougoslave, à la peinture camouflée, au lieu du 4x4 peint en blanc de l’ECMM, ce qui était prendre un sacré risque, malgré les mises en garde que nous avons signifiées aux Croates, notamment au chef de poste, qui n’était pas un professionnel, comme souvent dans les forces croates. C’était je crois un menuisier. 

Bien sûr dès l’approche de nos camarades dans le véhicule de l'armée yougoslave, ils ont été accueillis par des rafales croates. Ils rebroussent chemin et nous en avertissent, car nous étions trop loin pour nous en apercevoir. Les moniteurs européens auprès de l'armée yougoslave, pris sous ces feux croates, monteront plus tard une commission d'enquête.

Nous engueulons les croates et relançons la tentative de rencontre sur le front qui, cette fois-ci, va finir par réussir. Nous saluons chaudement nos camarades moniteurs d'en face que nous ne voyions que sur le front. Le véhicule croate des pompes funèbres livre le cercueil et nous le transférons à « ceux d’en face ».

Pour saluer cet heureux dénouement, le chef de poste croate sort de sa poche une fiole de slivovic et nous buvons tous au goulot, Serbes et Croates et les deux équipes de l’ECMM, en nous souhaitant mutuellement bonne santé. 

Puis le chef de poste dit à tous, y compris les Serbes, « les gars, la nuit va tomber, pensez à votre sécurité, tout le monde rentre ». 

C’était le premier jour de ma 1ère mission, une belle mise en jambes alors que l’on m’avait proposé au départ, d’être le chef de cette mission. J’ai visiblement bien fait d’attendre la 2ème mission, pour être chef de mission !

L’arrivée de la FORPRONU

En mission de contrôle des postes de commandement et de combat croates, à partir de Novska en Slavonie centrale, j'ai eu l'occasion de voir arriver les éléments précurseurs des premiers contingents de l'ONU et, par exemple, un régiment jordanien dont le colonel était bien sûr un frère du roi, avec lequel je n'ai eu qu'un contact bref mais courtois.

Tout autre fut ma rencontre avec le colonel du régiment népalais, très sympathique et ouvert à autrui, d'autant plus qu'il recherchait un casernement pour son régiment. Par hasard et par chance, j'avais repéré peu de temps auparavant une sorte de hangar-baraquement que je lui ai fait visiter avec ses adjoints. Il était très satisfait car c'était le seul emplacement disponible à peu près adéquat.

Ayant apprécié son sens du contact et la possibilité de sortir du cadre intéressant mais un peu étroit dans lequel nous étions, je l'ai invité à dîner avec son staff. Il a bien sûr accepté chaudement, puis s'est ravisé un peu plus tard en m'expliquant que les népalais étaient soumis à des contraintes alimentaires (pas de bœuf par exemple...). De ce fait, il a préféré nous recevoir, ce que j'ai accepté immédiatement. Il a même tenu à aller chercher un de mes camarades, isolé et sans véhicule, en lui envoyant un chauffeur.

Mais, après ce repas, notre camarade nous racontera très discrètement, pour ne pas froisser nos amis népalais, qu'il avait eu la peur de sa vie. En effet, alors que le Népal n'avait certainement pas une armée de l'air importante, tous les officiers devaient avoir passé le brevet parachutiste. Mais il n'en allait peut-être pas de même du permis de conduire et peu d'officiers, semble-t-il, savaient conduire !

Cette soirée fut pour nous inoubliable, étant donné le courant de sympathie et de compréhension mutuelle qui l'entourait. La conduite népalaise apportait du piment à l'anecdote.

En conclusion

J'ai eu beaucoup de chance d’être assigné au contrôle de l'armée croate. En effet, mes camarades « en face », chargés du contrôle de l'armée yougoslave, étaient très mal vus par la population serbe, qui les considéraient comme des « enquiquineurs », des empêcheurs de réaliser le projet de Grande Serbie.

J'ai été passionné par ma mission en Croatie où j'ai côtoyé tous les milieux de la société croate.

L'ECMM, mission diplomatique assurée par des militaires, était appréciée par tous les bureaux de l'EMA et les services de nos ministères. Elle était attentive aux échanges de prisonniers et au sort des réfugiés des minorités en péril. Un organisme discret mais très efficace, avec une économie de moyens, sans grosse logistique ou machinerie. Je pense que cette discrétion et l'absence de sensationnel autour d'elle en faisaient son efficacité. De plus, il s'agissait d'une mission pionnière de la diplomatie européenne, précurseur de la politique européenne de sécurité et de défense.

En 2000, l'ECMM devint l’EUMM, mission civile d'observation de l'Union européenne dans les Balkans, couvrant l'Albanie, la Bosnie, la Macédoine et la Serbie (dont le Kosovo) et qui compta 120 observateurs (des militaires non armés) et 75 personnels locaux. Elle se termina en décembre 2007.

Enfin, il ne faut pas opposer ECMM, FORPRONU et OTAN, même si ces deux dernières pouvaient recourir à la force. A cet égard, seule l'OTAN, prenant la suite de la FORPRONU en Bosnie, a pu aboutir à la paix en Bosnie, concrétisée par les accord « de Dayton », signés à Paris le 14 décembre 1995. »

Notes

(1)Tiré de l'article de Y. Bernard « la guerre de Croatie » paru dans le Piège en 1992

(2) D’autres commissaires de l’air ont été détachés dans des structures internationales de maintien de la paix (Un contrôleur du cessez-le-feu en Asie du sud-est, un autre casque blanc au Liban)

(3) Avant d'arriver à Zagreb, il m'a fallu « écumer » les magasins de Paris pour m'équiper en tenues blanches. Vaste entreprise sachant que nous étions en hiver et que le blanc n'est pas ou n'était pas forcément la couleur de la saison ! Avec leurs uniformes et leurs véhicules blancs, les observateurs des Douze ont suscité l'ironie des autochtones qui les ont surnommés les marchands de crème glacée (sladoledari en Croate) ou les blancs (bjeli) ce qui ne les empêchaient pas d'être très fiers de recevoir la visite des « moniteurs » européens. 

Bibliographie

Articles bien documentés sur Wikipédia : Accord de Brioni ECMM, EUMM.

La guerre de Croatie de Y. BERNARD, paru dans la revue le Piège en 1992 .Excellent article sur le fond, qui met en perspective historique la guerre de Croatie avec les cruautés de la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie autoritaire titiste, la partition entre le nord et le sud de l'ex-Yougoslavie, entre l'empire romain d'occident et l’empire romain d'orient, l'empire des Habsbourg et l'empire ottoman. 

Article de Florence HARTMANN, paru dans le journal Le Monde du 15 janvier 1992. Il recueille le point de vue serbe.

Vie et mort de la Yougoslavie, de Paul GARDE chez Fayard. La référence en la matière ! Clair, exhaustif, il est ouvert aux réalités nouvelles de l'espace ex-Yougoslave.