mercredi 9 septembre 2020

Le commissaire général Jourdren et le Chœur de l’armée française

Le commissaire général Jourdren† (alors colonel) a servi au cabinet militaire (CM31) du ministre de la défense, M. Charles Hernu, de 1981 à 1984. Parmi les nombreuses tâches exécutées à ce poste, le commissaire Jourdren s’est vu confier par le ministre, à l’automne 1981, la mission de suivre la mise en œuvre d’une de ses décisions : créer un Chœur de chanteurs au sein des armées. 

Le commissaire Jourdren n’ayant malheureusement pas écrit sur cette mission particulière et très sensible, nous remercions tout particulièrement pour leurs contributions M.Mathieu Muglioni, ancien membre du Chœur, violoniste et chanteur lyrique, rédacteur en 2004 d’un mémoire de maîtrise sur le Chœur de l’armée française (1), le commissaire général (2S) Pierre Ducassé, successeur du commissaire Jourdren au cabinet du ministre, et le major (R) Robert Dupoux, l’un des membres fondateurs du Chœur.

1981 : La désignation du commissaire Jourdren, racontée par son successeur

« Lorsqu’il est affecté au Cabinet du Ministre de la Défense en 1981, le commissaire colonel Jourdren va naturellement se présenter à son nouveau chef l’amiral Hugues, chef du Cabinet militaire. « Bienvenue, monsieur le commissaire, lui dit l’amiral. Puisque vous êtes le dernier arrivé dans mon cabinet, je vais vous charger d’une mission que le ministre m’a confiée ce matin-même : la création d’un Chœur de l’Armée française ». L’amiral facétieux semblait ravi de se débarrasser d’une corvée dont, manifestement, il n’avait pas envie de se saisir*. 

C’est ainsi que la cellule 31 du Cabinet militaire, traditionnellement dirigée par un commissaire de l’air, récupéra la responsabilité du Chœur de l’Armée française, puis, par extension, de toutes les musiques militaires, puis enfin des manifestations culturelles au sein des armées, au grand dam du SIRPA qui en avait fait sa chasse gardée.

Le commissaire Jourdren n’était pas naturellement porté sur le chant choral, mais son sens des relations humaines, son esprit d’organisation, sa maîtrise des problèmes administratifs, sa connaissance du milieu interarmées eurent raison des difficultés multiples, en particulier de l’hostilité des chefs d’état-major qui voyaient que ce projet ne pourrait se réaliser qu’au détriment de leurs effectifs à un moment où on leur demandait des sacrifices budgétaires. Lorsque j’ai succédé au commissaire Jourdren en mai 1984, le Chœur fonctionnait bien, était structuré et apprécié de tous. Ceci semble prouver que la règle du « dernier arrivé » n’était pas si mauvaise ! »

*Ajoutant, à l'intention du commissaire général Burdin (alors colonel), quittant le cabinet : "Burdin, vous l'échappez belle !"

1981-1984 : Contre vents et marées


« L’objectif de Charles Hernu est de promouvoir la culture au sein des armées, d’établir un lien fort entre la Nation et les armées, et à l’image du « Chœur de l’Armée Rouge », dont il veut s’inspirer et qu’il prend directement pour modèle, de se doter d’un instrument pour « servir le prestige de la France et le renom des armées » à l’étranger. 

De façon à atteindre une audience internationale, le ministre souhaite créer une formation d’excellent niveau qui devra interpréter seule ou accompagnée d’un orchestre (Garde Républicaine, Musique de l’Air) des partitions « tirées de la tradition musicale française et du répertoire des grands auteurs musicaux ». »(1) 

Une fiche interne du 4 décembre 1981, à laquelle le commissaire Jourdren a certainement contribué, expose les objectifs du projet :

« Il est décidé de former un chœur de 140 exécutants - 80 hommes et 60 femmes - répartis en solistes et choristes. La direction du chœur doit être assurée par un « professionnel de la musique » recruté en qualité d’officier sous contrat.

Dans un souci de qualité le chœur doit être implanté dans la région parisienne auprès d’une musique militaire pour que les deux formations puissent collaborer à certains projets musicaux. Il est aussi jugé nécessaire que le chœur comprenne un noyau de choristes permanents composé de professionnels engagés sous le statut de musiciens, sous-officiers de Gendarmerie appartenant à la Garde Républicaine) (GR) ou sous-officier de la Musique de l’Air, qui se verraient motivés par la possibilité d’effectuer des vacations à l’extérieur ou de donner des cours de musique, et de militaires non officiers d’active ayant des dons de chanteurs. Le reste du chœur serait formé par des appelés. […]

Compte tenu des objectifs visés, le ministre de la Défense souhaite que la formation soit interarmées (Armée de Terre, Armée de l’Air, Marine, Gendarmerie Nationale), ce qui est à première vue justifié et peut permettre au CAF d’acquérir son identité propre (2).

Enfin, il est précisé que les moyens budgétaires pour le CAF seront inscrits au budget 1983.  »(1)

Sur cette base, le ministre fait part de sa décision au chef d’état-major des armées, le général Jeannou Lacaze,  par note n°29410/DEF du 16 décembre 1981, une réponse étant attendue pour le 31 janvier 1982 en vue d’une première prestation le 14 juillet 1982. La pression du ministre est donc forte sur les armées mais aussi sur le commissaire Jourdren.

Après bien des tergiversations, et sans doute de nombreux échanges entre le cabinet, les armées et la DGGN, le 4 février 1982, le ministre fait part de sa décision au DGGN de rattacher le Chœur de l’Armée Française à la Garde Républicaine, l’armée de terre étant chargée de trouver des locaux, décision créant quelques remous au sein de l’institution à l’égard de « la danseuse du ministre » (1). 

 

« Le commissaire colonel Jourdren reconnait volontiers n’avoir aucune compétence particulière pour ce projet que beaucoup considèrent comme une lubie du ministre. Il fait appel à l’adjudant–chef Robert Dupoux qu’il a connu au sein de l’Armée de l’air, et qui est nommé le 1er mai «chargé de mission, chef de l’élément précurseur »(3,5)

Le 26 mai, le ministre décide la mise sur pied concrète du chœur, avec le recrutement des chanteurs et chanteuses, la première audition publique étant finalement repoussée au 14 juillet 1983. En revanche, la note annonce un revirement du ministre : le Chœur ne sera que masculin, sans doute à la suite de la difficulté de recruter des femmes par un service (la DGGN) qui ne s’ouvrira aux femmes qu’en 1983.

Dans cette période de construction, le commissaire Jourdren doit faire face en permanence aux diverses difficultés statutaires et financières soulevées par les armées et la DGGN : des personnels régis par différents statuts et administrés par leur armée d’appartenance ce qui va créer des inégalités de notation, de solde, de primes, de frais de déplacements et de logement entre collègues d’une même institution, la mise à disposition de militaires par les armées mais non compensée, le logement par l’armée de terre d’une formation rattachée à la Gendarmerie, ou encore la gestion par la DGGN d’une structure interarmées qui, en conséquence, ne contient pas – dans son nom même – les mots de « gendarmerie » ou de « garde républicaine ».

Bras « exécutif » du commissaire Jourdren en matière logistique, l’adjudant-chef Dupoux est sur tous les fronts. Il participe activement à l’élaboration de la tenue de concert des choristes, qui sera la même pour tous, quel que soit le grade. « La tenue du Chœur est choisie par le ministre sur proposition conjointe de l’intendant de son Cabinet [comprendre le commissaire Jourdren NDLR] et de l’adjudant-chef Dupoux (celui-ci servant de mannequin pour la présentation devant la commission interarmées de la tenue). Il s’agit de la coupe de la tenue de soirée des personnels de l’armée de terre avec les lyres au col, les attentes d’officiers subalternes et les galons du grade pour les officiers et sous-officiers de carrière apparents, une simple soutache bleue pour les appelés. Le tissu est le grain de poudre du spencer des officiers. »[…]

S’agissant des locaux, il effectue beaucoup de visites : un hôpital des armées désaffecté à côté de la Gare de l’est, un enclos désaffecté pour les chevaux de la Garde au fin fond du Quartier Carnot à Vincennes, le Pavillon du Roi au château de Vincennes - étage noble – alors tout récemment restauré (4). Il profite de ses connaissances à la Cité de l’Air, boulevard Victor, pour saisir l’opportunité d’une ancienne cantine civile qui se libère : le 15 novembre 1982 le chœur y est envoyé (6). L’inauguration a lieu en présence du Ministre de la Défense le 11 février 1983 sur les marches de la Cité de l’air.»(1)

L’adjudant-chef Dupoux termine son affectation au cabinet sur la réalisation de l’insigne du Chœur, question sensible,  d’autant plus qu’il s’agit d’une unité interarmées. L’intéressé raconte : « Je suis allé voir le responsable de l’homologation des insignes d’unité au Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) - réputé pour son intransigeance – et celui-ci m’a donné toutes les indications de ce que l’on pouvait ou ne pouvait pas faire. Dans son lyrisme, il m’a cité Gustave Moreau, peintre du XIXe siècle. J’ai donc fait un reportage photo des œuvres possibles au musée du peintre et j’ai demandé à mon ami Bernard Roque-Joffre, artiste peintre et professeur d’art plastique, de réaliser les projets de maquette. Il n’en a fait qu’une seule. L’insigne a été déposé par mes soins au SHAT, homologué par le ministre dans la foulée et approuvé par une Commission interarmées. 

L’astuce a été de présenter l’insigne non comme un insigne d’unité (une « pucelle ») mais comme un insigne de spécialité (spécialité de choriste, qui n’était pas prévue pour autant dans les armées) et de ce fait porté à droite. Puisque c’était l’ordre de cette instance décisionnelle, il ne restait à la Garde Républicaine qu’à payer la facture… »(1)

La première apparition publique du Chœur de l’Armée Française a lieu à l’occasion de la deuxième Fête de la musique, le 21 juin 1983, sur les marches du Palais Garnier, suivie de la prestation donnée le 14 juillet durant la garden-party à l’Elysée. Le chœur est lancé mais la tâche n’est pas terminée pour le commissaire Jourdren qui, jusqu’à son départ du cabinet en avril 1984, va devoir continuer à suivre (et aplanir) les nombreux à-coups sur les questions statutaires, financières ou liées aux effectifs. 

1984-1986 : Les deux sauvetages du commissaire général Ducassé 

« Dans la foulée du départ de l’Adjudant-chef Dupoux en octobre 1984 les opposants issus de la gendarmerie lancent une attaque en règle contre le Chœur. Celui-ci bénéficie d’un sursis pour prouver ses capacités grâce au commissaire colonel Ducassé, successeur du commissaire colonel Jourdren, qui prend sa défense. 

Quelques mois plus tard, Paul Quilès - ministre du 20 septembre 1985 au 19 mars 1986 – a sur son bureau le décret de dissolution du Chœur. Avant de le signer, il fait appel au Commissaire Ducassé  qui sauve à nouveau le Chœur. »(1)

Le commissaire général Ducassé apporte les précisions suivantes : « On a prétendu que j’avais sauvé le Chœur deux fois, lors de l’arrivée de nouveaux ministres : en 1985 à l’arrivée de Paul Quilès, en 1986 à l’arrivée d’André Giraud. En réalité, la première occasion fut relativement simple. Paul Quilès savait qu’il n’était là que pour six mois (les perspectives des élections législatives de mars 1986 étaient catastrophiques pour les socialistes) et il était fort occupé à solder l’affaire du Rainbow Warrior. Il savait, par ailleurs, l’attachement du Président Mitterrand  au Chœur de l’armée française et ne voulait pas fâcher son prédécesseur Charles Hernu. Les demandes de dissolution présentées par les chefs d’état-major ne pesèrent donc pas lourd et ma tâche fut aisée.

Par contre, l’alerte de 1986 fut beaucoup plus sérieuse. Quelques jours à peine après l’arrivée d’André Giraud, son directeur de cabinet me convoqua et me dit : « Le Ministre a décidé la dissolution du Chœur de l’Armée française. Il parait que cette formation fait partie de votre domaine. Je vous demande donc de me soumettre d’ici trois jours une fiche proposant un calendrier et les modalités de cette dissolution les plus indolores pour les choristes ». Le verdict semblait sans appel mais je fis remarquer au directeur que le ministre avait pris sa décision  après avoir entendu uniquement les farouches adversaires du Chœur et qu’il serait peut-être utile qu’il entende un autre son de cloche. Je proposai de lui fournir dès le lendemain une fiche dans ce sens. « D’accord, mais ne vous faites pas beaucoup d’illusions, le ministre n’aime pas revenir sur ses décisions ». Je me mis à la tâche et la brièveté du délai fut certainement mon meilleur allié. Après avoir exposé succinctement les atouts techniques du Chœur (cérémonies, rayonnement, qualité artistique …), j’insistai sur les inconvénients politiques d’une dissolution, notamment sur les répercussions négatives dans le milieu culturel encore très attaché à son ancien ministre Jack Lang et à la Fête de la musique, mais surtout au « Château » où régnait toujours un Président, chef des armées, qui avait eu l’occasion à plusieurs reprises d’apprécier et de féliciter publiquement nos choristes. Et André Giraud revint sur sa décision ….. »   


La plupart des questions encore en suspens finiront par trouver une solution dans les années 90, soit une quinzaine d’années après la décision de création, ce qui est peu, finalement, si l’on considère la genèse des grandes institutions nationales.

Le mot de la fin par le major Dupoux : « Rien n’a été facile, ni pour le commissaire Jourdren ni pour moi ! Le colonel, chef de cabinet du Gouverneur militaire de Paris, m’a dit un jour : quand on fait quelque chose, on a contre soi ceux qui veulent faire la même chose, ceux qui veulent faire l’inverse et la grande majorité de ceux qui veulent ne rien faire ! Donc vous serez seul ! ».


(1) Mémoire de maîtrise Arts-Musique sur le Chœur de l’armée française, 2003-2004, sous la direction de M. Franck Langlois, musicologue, enseignant-chercheur au Département de musique  à l’université d’Evry (2004)

(2) Sur l’exemple pris auprès de l’école interarmées des sports,  les armées, la gendarmerie et brigade des Sapeurs Pompiers de Paris seront représentées par des correspondants ou chanceliers  

(3) Robert Dupoux, ancien sous-officier puis major dans l’armée de l’air, de nombreuses affectations dans l’armée de l’air, en OPEX et en cabinet ;  mais aussi premier Prix de chant et d’art lyrique des conservatoires des Hauts-de-Seine, responsable de l’action musicale au sein de l’ASCAIR (Association Sportive et Culturelle de l’Air) dans les années 80 ; membre du Chœur (ténor), chef de l’élément précurseur puis « régisseur » jusqu’en octobre 1984 ; rejoint ensuite la BA 117 (Mgx/Escadron de Base, Chef du Service Intérieur et de Place)

Médaille Militaire, Croix du Combattant, Médaille d’Or de la Jeunesse et des Sports, Chevalier des Arts et Lettres

Reconverti dans des activités artistiques : chant, comédie, cinéma, télévision et publicité, puis reconstitution historique dont les Grands Jeux Romains de Nîmes- rôle de l’Empereur Hadrien. https://www.facebook.com/mercenairesdutemps

(4) « Le commissaire Jourdren et moi-même allons au quartier Carnot à Vincennes voir les anciennes écuries de la Garde … Trop cher pour que les locaux soient mis en conformité ! Nous savions que le Service Historique venait de réhabiliter des salles au château (pavillon du Roi). Apprenant notre visite - et furieux – les responsables font appel à un spécialiste du ministère de la culture, qui déclare, après que j’ai fait quelques vocalises dans la salle,  que l’acoustique était trop bruyante pour un travail de qualité pour un Choeur !!» (major Dupoux)

(5) Livre« La Garde Républicaine – L’histoire des formations musicales » (p 226)

(6) « Il a fallu nettoyer les locaux, les peindre,  meubler les bureaux et les vestiaires, acheter des pianos et équiper les salles de répétition. »(major Dupoux)