samedi 9 mai 2020

Un commissaire des guerres et un commissaire de l’air à Berlin

Par Michel Caussin (ECA 74)

Lorsque j'étais commissaire de la base aérienne 165, à Berlin-Tegel, de 1982 à 1985, j'ai écrit deux petits articles sur Stendhal (1783-1842).dans le journal de la base, Tegel-Info.
Henri Beyle, commissaire des guerres adjoint, a en effet servi à l'époque dans le commissariat des guerres sur lequel régnait son cousin Pierre Daru. Ce sont les aïeux des commissaires de l’air et, aujourd’hui, des commissaires des armées.

Je dédis ces articles à la mémoire du commissaire général Stiot, qui fut
l'historien du service du commissariat de l’air mais aussi de l’intendance, grand spécialiste des insignes et uniformes.


STENDHAL A BERLIN

Si Victor Hugo a pu dire en 1842, au moment de la mort d’Henri Beyle (1) : « Montesquieu reste par ce qu’il a écrit. M. Stendhal ne peut pas rester parce qu’il ne s’est jamais douté un seul instant de ce que c’était qu’écrire », la postérité a montré qu’elle avait fait fi de ce jugement sévère porté sur l’auteur de deux romans qui comptent, assurément, parmi les très rares œuvres absolument parfaites de la littérature. Le bicentenaire de la naissance d’Henri Beyle, célébré avec faste en 1983, a donné l’occasion de tentatives de récupération de tous ordres, des idées et des opinions du grand écrivain. Par des livres, des articles de journaux, des conférences… mais personne n’a parlé à son sujet de l’Allemagne, de Berlin et du commissariat. Une autre récupération s’impose !

Parmi les multiples pseudonymes choisis par Henri Beyle (2), l’histoire et la littérature n’ont retenu que celui de Stendhal. Pour les « membres des forces » habitués à emprunter le fameux couloir, ce nom évoque celui d’une petite ville située entre Hanovre et Berlin, aujourd’hui difficile d’accès, qui fut autrefois la capitale de la vieille marche de Brandebourg. Beyle a écrit Stendhal avec le « h » de la prononciation allemande de Stendal, dans lequel l’accent porte sur la dernière syllabe et la dentale « d » s’accompagne d’une légère inspiration : ainsi l’a-t-il entendu prononcer pendant son séjour en Allemagne.

Martial Daru
En ce milieu du mois d’octobre 1806 où il s’élance, avec son cousin l’intendant Martial Daru (3), sur le chemin qui mène précisément à Hanovre et à Berlin, notre amateur de pseudonymes n’en est pas encore à chercher sous quel vocable il atteindra la célébrité.

Pierre Daru
Un bref rappel chronologique s’impose pour la compréhension de cet épisode de la vie d’Henri Beyle. Nommé en septembre 1800 sous-lieutenant de cavalerie et affecté au 6ème régiment de dragons grâce à l’appui de son puissant cousin Pierre Daru (4), il démissionne deux ans plus tard et retourne à la vie civile. De 1805 à 1806, il est à Marseille où il tente une affaire de négoce et de banque vite compromise par le blocus. La victoire d’Ulm le décide à revivre à travers de nouveaux projets. Il se rêve auditeur au conseil d’Etat… mais ne peut compter pour cette nouvelle carrière que sur Pierre Daru qu’il a mécontenté en quittant l’armée et qu’il négligeait depuis qu’il croyait n’avoir plus besoin de lui.

Une entrevue chez Martial Daru à Paris, le 27 septembre 1806, le laisse dans ces dispositions d’esprit, notées dans son journal :
« Je suis :
2. ou élève allant chez Martial ;
1. ou commissaire des guerres : idem ;
4. ou commissaire des guerres allant ailleurs ;
5. ou élève allant ailleurs ;
3. ou bien restant à Paris.

Il me semble que, pour justifier ce dernier parti, Daru sera obligé de promettre que je serai auditeur. Cela m’agite un peu aujourd’hui, nous verrons demain quelle supposition aura été vérifiée.
Je souhaiterais être commissaire des guerres, employé près de Martial ; si la guerre dure, comme il y a à parier, un an ou dix-huit mois, Daru étant le seul homme à talent dans l’administration de la guerre, moi étant avec lui j’avance plus qu’étant auditeur. »

Finalement Martial Daru offre à son turbulent cousin de l’emmener comme secrétaire aux armées, alors engagées dans la campagne d’Allemagne, en attendant que Pierre Daru le fasse nommer adjoint provisoire aux commissaires des guerres (5).

Beyle quitte donc Paris avec Martial Daru le 16 octobre 1806. Il arrive à Berlin juste avant l’entrée de Napoléon dans la capitale prussienne. Deux jours plus tard, le 29 octobre, il est avisé de sa nomination d’adjoint provisoire aux commissaires des guerres. Il restera quinze jours à Berlin, au cours desquels il notera, dans une lettre à sa sœur Pauline Périer-Lagrange (3 novembre 1806) :

« Il faisait avant hier un temps froid et humide ; nous allâmes passer une revue à Charlottenbourg à neuf heures… Nous sommes dans un petit palais où il y a quatre colonnes qui soutiennent un balcon… Je suis vis à vis de l’Arsenal, bâtiment superbe à côté du palais du roi. Nous en sommes séparés par une branche de la Spree, dont les eaux sont de couleur d’huile verte. Berlin est située sur une rue de sable qui commence un peu en deçà de Leipzig… Je ne sais pas qui a donné l’idée de planter une ville au milieu de ce sable… Je ne suis que commissaire des guerres provisoire. »

Toujours à Berlin au début du mois de novembre 1806, Henri Beyle apprend qu’il est affecté à Brunswick, où Martial Daru doit lui aussi fixer sa résidence.

STENDHAL À BRUNSWICK

Les deux cousins se mettent en route le 8 novembre pour rejoindre leur poste. Aux portes de Berlin, ils font halte à Potsdam : « Hier, nous avons visité Potsdam, l’appartement du grand Frédéric, son tombeau. Nous avons vu, à Sans-Souci, de son écriture et un volume de ses poésies avec les corrections manuscrites de Voltaire. L’homme qui nous montrait tout cela était un des hussards de sa chambre qui fut relevé d’auprès de lui deux heures avant sa mort. Il nous montra une pendule donnée à Frédéric par sa sœur chérie, qu’il montait lui-même. Elle s’arrêta à deux heures et une minute, moment de sa mort. »(6)
Le 13 novembre, enfin, ils arrivent à Brunswick. Stendhal y vivra deux années, interrompues seulement par des missions rapides à Paris et des tournées assez fréquentes dans la contrée occasionnées par ses fonctions dans l’administration militaire.

Le lion de Brunswick
Il va y déployer une activité intense, accrue par le fait que son cousin Martial le considère un peu comme son homme de confiance. Son action à Brunswick dans le commissariat atteste de la part de celui que Pierre Daru traitait volontiers « d’étourneau », une scrupuleuse notion du devoir et des responsabilités, et un sens très développé de l’initiative et du commandement. Henri Beyle ne tarde d’ailleurs pas à être récompensé puisqu’il est promu huit mois après son arrivée adjoint titulaire aux commissaires des guerres. Au début de 1808, il est investi des fonctions d’intendant des domaines de l’empereur Napoléon dans le royaume de Westphalie.

Intense activité administrative, vie mondaine et brillante, relations amicales avec la haute société de la ville qui, comme toute la noblesse d’Europe d’alors, est de mœurs françaises, la tradition de Frédéric II et l’ambiance de Berlin règnent chez elle. Pourtant Stendhal, qui porte déjà en lui le spleen des romantiques, s’ennuie à Brunswick (7). Il sollicite son départ, qu’il obtient finalement en novembre 1808.

Il reviendra en Allemagne au printemps de 1809, enfin en 1813. Si, de tous les pays étrangers que Beyle a visités, l’Allemagne est, après l’Italie, celui où ses pas se sont portés le plus souvent, c’est seulement à Brunswick qu’il a vécu assez longtemps pour en recevoir des impressions durables.

NOTES

1. Lettre à H. Rochefort.
2. Paul Léautaud a dressé une liste de cent soixante pseudonymes !
3. Martial Daru (1774-1827) aide commissaire des guerres (1792), commissaire (1795), sous-inspecteur aux revues (1800), intendant à Brunswick (1806), sous-inspecteur aux revues (1808), intendant des biens de la couronne à Rome (1811), baron de l’empire (1813).
4. Pierre Daru (1767-1829), commissaire ordonnateur des guerres (1792), commissaire ordonnateur en chef de l’armée de Mayence, puis du Danube, secrétaire général de la guerre (1800) ; conseiller d’Etat, intendant général de la grande armée (1806), comte de l’empire (1809), intendant général de la maison de l’empereur (1810), ministre d’Etat (1811), pair de France (1819).
5. L’arrêté du 9 pluviôse an 8 organise le corps de la façon suivante : 35 commissaires ordonnateurs, 120 commissaires ordinaires de première classe, 120 commissaires ordinaires de deuxième classe et 35 adjoints.
6. Lettre à Pauline Beyle, le 9 novembre 1806.
7. Dans la première partie de Lucien Leuwen, Nancy ; où Stendhal n’a jamais séjourné, n’est que la transposition de Brunswick.


 « De Beyle Commissaire des Guerres adjoint », Grenoble 19 mai 1816, à « Monseigneur » [le duc de FELTRE, ministre de la Guerre] ;

« M. Henri Beyle adjoint aux Commissaires des Guerres demande de toucher à Grenoble, sa patrie et son domicile, la demi-solde de son grade et d’adjoint aux Commissaires des Guerres ». Il donne ses états de service : « Mr H. Beyle nommé à Königsberg en 1807, a fait toutes les Campagnes. Il était à la demie-solde comme Auditeur au Conseil d’État, en 1814. Malade par suite de la Campagne de Moscou, il n’a exercé depuis aucune fonction publique. Il a servi sous les ordres de Mr le Baron Joinville, Commissaire ordonnateur qui en cas de besoin, pourrait donner connaissance de ses services »...
Correspondance générale, t. II, p. 679 (n° 1046).