dimanche 3 mai 2020

1967-1968 en stage à Hao

Seconde partie de l’article « Des années d’exception(s) » du commissaire général (2S) Peyronnet, après la scolarité à l’ECA en 1965-1967 (1).

En ce mois d’octobre 1967, je traversais pour la troisième fois en moins de deux mois l’Atlantique Nord. En septembre, le Canada avait vu débarquer la promotion EA 1965 avec quelque angoisse car, en juin, le général de Gaulle avait déclaré lors de son voyage officiel dans ce pays : « Vive le Québec libre ».
Cette fois-ci, après une escale confinée à Los Angeles, Tahiti allait m’accueillir selon la tradition, sous une brassée de colliers de fleurs distribués avec force accolades par des anonymes…, car personne n’était venu me souhaiter la bienvenue et pour cause, j’étais le premier commissaire de l’air affecté en Polynésie, sur la base avancée de Hao plus précisément.
Logé au Taoné, je compris au bout de quelques jours qu’il fallait se bouger pour rejoindre Hao situé à plus de mille kilomètres de Papeete. Direction le « bureau transports » de l’Etat-major où je suis reçu par un enseigne de vaisseau qui me demande si j’étais de la Maurienne. Innocent, je lui répondis que j’étais du Périgord. A son regard foudroyant, je compris que j’avais gaffé. J’ignorais bien sûr que la « Maurienne » était le bâtiment-vie de la Marine stationné à Mururoa.

Après un voyage long mais sans encombre j’arrivais à Hao où je me présentais au commandant de la base avancée (base interarmées), colonel de l’Armée de l’Air, qui me dit texto : «Je me demande ce que vous venez f.. ici ». Ambiance !

Pris en charge par un commandant, officier d’administration de l’armée de l’Air (il avait conservé son statut à titre personnel, son corps étant dissout), il me présenta à mon nouveau chef…un commissaire de la Marine. Je compris dès lors qu’il allait falloir être air et interarmées à la fois.

Des activités nombreuses et variées

Que pouvait bien faire un stagiaire sur cet atoll perdu dans l’immensité de l’Océan Pacifique ? Beaucoup de choses.
Tout d’abord des tâches traditionnelles du domaine de compétence du commissariat dans une organisation interarmées. Je participais ainsi à toutes les visites de surveillance des divers organismes terre, air et mer, je m’initiais aux problèmes de restauration et d’hôtellerie (ce qui me servit plus tard en 1976 lorsque le commissariat de l’air se vit confier la responsabilité de ces domaines), à la gestion du personnel (statutairement multiples), à la découverte de services inconnus de l’Armée de l’Air : boulangerie, blanchisserie notamment.

En complément de ces activités, on me désigna d’office trésorier du club nautique, poste vacant depuis le mois de juin. Cette activité me permit de m’initier à la voile mais aussi de me rendre assez souvent à Tahiti pour y faire des emplettes au profit du club. Enfin, je fus chargé de la surveillance du ravitaillement en vivres des « postes périphériques » c’est-à-dire de toutes les implantations militaires des Tuamotu à l’exception de Mururoa. Et c’est ainsi que je pus parcourir par tous les moyens aériens, hélicos ou hydravions, de nombreux atolls perdus (Réao, Pukarua, Pukapuka, Tematangui, Hereheretue etc…) vérifiant si les salades étaient arrivées fraîches ou si les boîtes de conserve, notamment celles de pommes de terre (il y en avait des centaines de tonnes à écluser) n’étaient pas périmées. Que d’heures de vol effectuées.

En dehors de ces activités, la vie s’écoulait paisiblement sous les cocotiers : voile, plongée, plage, tennis, week-end sur les « motus » où la nuit n’était troublée que par les invasions de crabes, balades en hélico pour repérer les requins ou les bancs de raies Manta.

1968 : mai à Paris et première bombe H à Mururoa

Puis vint mai 68. Les évènements métropolitains nous semblaient bien lointains et incompréhensibles. Les nouvelles nous arrivaient d’une manière parcellaire et nous n’avions plus de contact avec nos familles. Un besoin d’information mais aussi de distraction se faisait sentir. Aussi, avec quelques amis (un mécano radio amateur, un médecin militaire, un légionnaire ancien moine, un autre mécano de l’Armée de l’air), nous avons décidé de créer une station de radio appelée « la voix du lagon ». Je me suis chargé des informations et pris le nom de Pol Info. Et c’est ainsi qu’une fois par jour, je diffusais un bulletin après avoir épluché les dépêches d’agences (américaines), des articles de presse (aléatoires) et tout ce qui pouvait me tomber sous la main.

1968, pour le Centre d’expérimentations du Pacifique, devait être une année cruciale avec la programmation de l’explosion de la première bombe H. Aussi les effectifs augmentaient-ils chaque jour pour atteindre à Hao plus de 3000 personnes. Il fallait donc prévoir du personnel local supplémentaire pour effectuer les tâches de soutien courant. Aussi, ai-je été chargé de procéder à un recrutement local qui m’a amené à prêcher la bonne parole administrative dans les atolls des Tuamotu.


Et c’est ainsi que je débarquais d’un Catalina, accueilli par le maire (tavana) du village en paréo ou short mais ceint de l’écharpe tricolore. Devant le village rassemblé, j’accomplissais mon travail de recruteur et parfois des hommes ou des femmes embarquaient immédiatement laissant derrière eux leur famille mais intéressés par les conditions financières que je leur proposais. Une centaine rejoignit ainsi Hao. Ce furent des moments inoubliables, un mélange de sentiments contradictoires : fierté d’accomplir un travail hors normes mais aussi malaise vis-à-vis de ces êtres éloignés de tout et qui allaient connaitre un monde dont ils ne soupçonnaient même pas la manière de vivre et dans lequel ils allaient plonger.


Enfin, le grand moment arriva. J’avais exprimé le souhait d’assister à l’explosion d’une bombe nucléaire. Ce vœu fut exaucé. Le 29 juin 1968, je rejoignais en hélicoptère le porte-avions Clémenceau qui croisait au large de Mururoa, à bord duquel je restais près de dix jours attendant avec impatience la vision du champignon atomique qui se faisait attendre en raison de conditions météorologiques défavorables. Après un temps d’adaptation que je passais allongé sur ma banette, je suivis, dans ses activités, le commissaire du bord mais m’initiais aussi aux missions opérationnelles de ce bâtiment fleuron de la Marine nationale de l’époque. Les décollages et appontages de jour comme de nuit, vus de la plateforme ou du « château », le bruit assourdissant, le ballet coloré des marins, les vapeurs des catapultes, tout cela me fascinait et je passais mes journées sur le pont accompagnant les uns et les autres dans leur mission. Par ailleurs, j’eus la chance d’assister à un ravitaillement à la mer, le « Clem » entouré de deux bâtiments (le Loire et le Forbin) livrant au mastodonte fioul, eau, nourriture (15 tonnes de vivres) et procédant à des échanges de personnel  via une nacelle suspendue au- dessus des flots, le tout filant à plusieurs dizaines de nœuds.

Le 7 juillet, le moment tant attendu est arrivé. Revêtu de la combinaison SMSR, gants, pataugas, masque à gaz à la ceinture, me voici prêt. A midi, l’explosion avait lieu mais ma déception fut à la hauteur de mon attente, le champignon était perdu dans des nuages lointains…Je quittais le bord le lendemain en hélico Super Frelon pour Hao…en passant par Mururoa au-dessus du point 0 et quelques atolls comme Vanavano, Ahunui et Paraoa.

En octobre, je quittais le territoire polynésien fort d’une expérience inoubliable, conscient d’avoir vécu des moments exceptionnels, d’avoir découvert ce que pouvaient être l’amitié en opérations, la solidarité, une façon de vivre détendue mais active dans laquelle sérieux et décontraction peuvent harmonieusement cohabiter. J’avais appris aussi que vivre en milieu interarmées demandait une part importante d’écoute et de remise en cause des enseignements précédents, sans renier ce qui faisait notre spécificité d’armée. Ce que j’appris là-bas me servit vingt ans plus tard. Mais c’est une autre histoire.

 (1)  « ECA 1965-66 : Des années d’exception(s) » (23 octobre 2019)

Voir aussi : « Un commissaire en Nouvelle Zélande ? » par le commissaire général (2S) Jean-Louis Barbaroux (avril 2020)