dimanche 15 mars 2020

Commissaire de l'air en CBA

Par le commissaire général (2S) René Rame

.Nous poursuivons la rediffusion - avec ce 4ème épisode - de cette chronique de l’après-guerre et des années 60 qui nous éclaire sur les fonctions d’un commissaire de l’air dans une armée de l’air alors en plein renouveau.
                                                                 
Après Alger, en 5ème région aérienne (1946-1948), puis le 1er CATAC en Allemagne, et enfin le métier dans un Commissariat des bases aériennes situé en Allemagne, voici la fonction de chef de CBA mais cette fois à Luxeuil puis à Aix-en-Provence.

ÉPISODE 4 : EN CBA A LUXEUIL (1961-1964) ET A AIX-EN-PROVENCE (1967-1969)

A Luxeuil, j’étais commissaire commandant, puis lieutenant-colonel, chef de service. Mes adjoints ont été les commissaires lieutenant Rolland puis Cazenave.


A Luxeuil, des déplacements difficiles en hiver

Pour les gens du pays, Luxeuil est un des pôles du froid français. A la table des officiers supérieurs, le «popotier» donnait tous les jours, pendant la mauvaise saison - qui, souvent, commençait en octobre pour se terminer en mai - la température à Luxeuil et celle de Moscou ! Je crois avoir connu –22°. Je n'ai pas de souvenir précis concernant plusieurs personnels atteints par le froid, sauf celui d'un soldat qui a eu les oreilles gelées pendant sa garde.

Quarante ans après, pour quelqu'un qui a circulé en toutes saisons, pendant trois ans, dans cette région, il ne me revient d'abord en mémoire que des routes blanches – une nouvelle fois après les routes allemandes -  des chaînes à monter et démonter, et une Renault Dauphine  qui, parfois, ne peut plus être dirigée !

Resserrement du dispositif administratif

Le CBA n°766 de Luxeuil, relevant du 1er CATAC avait des charges moins importantes que celui de Lahr (voir épisode 3) : pas de CATA à diriger, trois bases importantes (au lieu de 6) : Luxeuil, Dijon, Colmar, une bonne dizaine de détachements isolés et terminées les revues annuelles d'effectifs (comme à Lahr). L'adjoint, commissaire lieutenant, n'avait pas de délégation de surveillance administrative, et accompagnait donc assez souvent le chef de service qui lui confiait une partie de la tâche.

Courant 1963, l'évolution des structures de l'armée de l'air a commencé. Le 1er CATAC - dont j’ai déjà parlé - s'est progressivement intégré dans la 1ère RA, pour former en 1964 la force aérienne tactique.

Les CBA dits « tactiques » ont donc été dissous les uns après les autres : d'abord, je crois, celui de St Dizier, le CBA de Luxeuil héritant de la base de St Dizier ; puis celui de Metz, la base de Contrexéville passant aussi sous la surveillance du CBA de Luxeuil, lequel voyant son empire s'accroître sérieusement mais sans augmentation de personnel. Enfin, le CBA de Luxeuil a été dissous à son tour à l'automne 1964, son chef de service - moi-même - étant affecté au bureau technique de la DCCA.

Pendant les derniers mois d'existence du CBA de Luxeuil, les réaffectations du personnel ont constitué une de mes préoccupations essentielles, avec divers contacts à l'état-major régional de Dijon. J'ai eu la satisfaction de voir tous les civils (4 ou 5) être intégrés sur place sur la base de Luxeuil et les sous-officiers recevoir les affectations qu'ils souhaitaient. Je pouvais partir l'esprit tranquille, le fidèle équipage allait se disperser dans les meilleures conditions.

A Aix-en-Provence (1967-1969)

Trois ans plus tard, au CBA n° 759 d'Aix-en-Provence (1), j’étais alors commissaire lieutenant-colonel, chef de service et directeur du CATA. Mon adjoint était le commissaire commandant Maquignon.

Ce CBA, comme celui de Lahr, avait des charges importantes :
- un centre administratif (CATA) à diriger ;
- six bases importantes à surveiller (dont Solenzara en Corse), auxquelles est venu s'ajouter Bou-Sfer en Algérie, près d'Oran, puis son détachement de Reggane à la dissolution du CBA de Bous-Sfer;
- une dizaine de détachements isolés.(2)

Contrairement aux précédents postes, les trajets en voiture ne m'ont laissé aucun souvenir d'épouvante particulière. Les voyages aériens (avions militaires et civils) vers Solenzara puis ensuite Bou-Sfer, ajoutaient un certain intérêt à la surveillance, d'autant plus que de Solenzara, on allait en hélicoptère vers le Cap Corse et Ajaccio pour visiter les détachements. De Bou-Sfer, on allait à Reggane (3h de vol) et l'on se trouvait en plein désert.

Puis ce fut mai 68 

Bien sûr, une date symbole dans le domaine des relations sociales et familiales. Le souvenir est variable pour tous ceux qui ont vécu ces journées : anarchie inimaginable pour les uns, espoir déçu pour les autres, fin d'une époque pour certains, violence inadmissible…mais personne n'a oublié.
Pour ma part, après avoir participé à beaucoup de manœuvres dans une ambiance vraiment opérationnelle, durant mes dix années de 1er CATAC, c'était (je dirais presque : enfin !) l'heure d'un exercice inédit en vraie grandeur, avec pour thème : réussir à payer les soldes des personnels de la 4ème RA, malgré l'apparente paralysie de tous les services publics des transports et de circulation routière. Circonstances favorables : communications téléphoniques non perturbées et une armée de l'air disposant de la plénitude de ses moyens.

Rarement une grève fut aussi généralisée, de long en large et en profondeur. On espérait au CATA-CBA que la situation finirait par se débloquer fin mai, permettant le virement des soldes. Il n'en fut rien.

Le paiement de la solde de mai

Banque de France à Marseille
Le 29 mai au matin, date limite que l'on s'était fixée depuis une semaine, il fallait se jeter à l'eau pour tenter un «sauvetage»… Réunion des officiers de CBA et du CATA, on dirait aujourd'hui constitution d'une cellule de crise, pour échanger les idées et dégager une orientation générale ; mise en route des préliminaires ; plusieurs contacts téléphoniques avec le directeur de la Banque de France à Marseille (non gréviste, avec quelques cadres supérieurs) : on pourrait éventuellement nous donner les montants des soldes en numéraire – environ 5 millions de francs, me semble-t-il – en échange du «papier qui va bien» du trésorier payeur général (TPG), en accédant par une porte dérobée, après un trajet inhabituel et évidemment, en prenant à notre compte les mesures de sécurité .

Plusieurs coups de fil au TPG en personne (un homme charmant, entouré lui aussi de cadres de haut niveau non grévistes). On pourrait obtenir le papier convoité, mais contre remise d'un mandat de l'ordonnateur habituel et là aussi, en accédant par une entrée discrète. La solde de mai a déjà fait l'objet d'un premier mandatement, mais il est bloqué quelque part dans les services postaux. On fait rapidement le point…et un second mandat est possible.

Le plan d'action vaguement entrevu au départ apparaît alors avec une évidente simplicité : percevoir le lendemain 30 mai, le numéraire à Marseille après passage au TPG, l'apporter à Aix les Milles (à cause de la plate-forme aérienne) pour le distribuer immédiatement aux trésoriers des bases rattachées, sous réserve du bon fonctionnement d'un certain support logistique à élaborer.
J'en rends compte au directeur régional en lui disant, je m'en souviens très bien, que c'était ma dernière cartouche. Il me souhaite bonne chance.
Suivent alors durant cette journée du 29 mai, de très nombreuses communications téléphoniques. Je me charge des autorités de la 4ème RA et bases aériennes importantes, l'adjoint et d'autres officiers du CBA-CATA s’occupent du reste.

Contact avec le chef d'état-major de la 4ème RA pour l'informer du plan d'ensemble et surtout obtenir, si possible, les liaisons aériennes de transport des trésoriers vers Aix-les-Milles et retour dans la journée du 30 mai, et le lendemain pour les bases les plus éloignées : Lyon-Satolas, Aulnat, Varenne sur Allier, Grenoble, Ambérieu, Solenzara, si je n'oublie personne.
J'obtiens son plein accord. On peut continuer.

Contact avec le commandant des transmissions pour obtenir la priorité des communications téléphoniques du CBA-CATA vers les bases et l'état-major et, réciproquement, pendant au moins deux jours.
Contact avec le commandant de la gendarmerie de l'air en 4ème RA pour assurer la protection des fonds pendant :
- leur transfert de Marseille vers Aix-les-Milles ;
- leur distribution sur la base ;
- leur transfert en voiture d'Aix vers les bases les plus rapprochées : Salon, Istres, Nîmes… ;
- leur transfert de l'aérodrome d'arrivée vers la destination finale pour les bases les plus éloignées.
-
Contact avec les bases rapprochées pour la liaison routière du trésorier vers Aix et retour. Contact avec les autres commandants de bases etc.
J'ai rencontré partout la plus grande compréhension, la plus grande collaboration. Le soir du 29 mai, tout est prévu.
Le feu vert pour mise en route de tous les déplacements sera donné par la CBA-CATA, dès l'arrivée des fonds à Aix-les-Milles. Mais, comme l’on sait, il ne faut pas vendre la peau de l'ours…

Le 30 mai au matin, le plus tôt possible, déclenchement de la phase I, si l'on peut dire, la plus aléatoire, celle dont dépend tout le reste. Départ vers Marseille, avec les gendarmes, des deux officiers du CATA qui connaissent le mieux le secteur du TPG et de la banque de France, pendant qu'un avion Broussard, auquel je n'avais pas pensé, commence à survoler discrètement l'itinéraire. Oui, de bonne heure. Si les manifestants finissent leur travail, parfois très tard le soir, ils ne le commencent jamais de bonne heure le matin : règle stricte de leur code de déontologie…un commissaire doit connaître tous les codes !!!

Le CATA met en place à Aix-les-Milles une cellule avec les feuilles d'émargement, en attendant l'arrivée des fonds…attente qui paraît bien longue. Et enfin vers 10h00, coup de fil…Les fonds sont à Aix-les-Milles …Le plus gros est fait, reste la logistique.
Contact avec la 4ème RA, les bases…et tout se déclenche comme prévu la veille, par une journée magnifique qui ne gênera pas les liaisons aériennes et routières. Les Dieux sont avec nous, ils arborent tous une feuille d'acanthe. Compte rendu au directeur régional évidemment.

La phase II, la distribution aux trésoriers, se déroule sans encombre ; l'antenne du CATA remet à chacun les feuilles d'émargement et le numéraire correspondant, puis rend compte au CBA. Chaque trésorier, en arrivant chez lui téléphone au CBA. En fin de journée, tout est terminé. Le directeur régional à qui je le signale, est ravi, l'équipe CBA-CATA aux anges. Beau travail d'équipe couronné de succès.

La phase III, paiement aux intéressés, en espèces, sur chaque base, ne présente aucune difficulté ; le soir du 31 mai, tous les officiers et sous-officiers de la 4ème RA ont perçu leur solde du mois, à terme échu, comme le veut le règlement. Le CBA reçoit les derniers comptes rendus d'exécution.

Quelques semaines plus tard, les principaux protagonistes, dont ceux du CBA-CATA recevront individuellement, du général commandant la 4ème RA, un témoignage de satisfaction.
Avec réalisme, avec modestie, sur le plan pratique, il faut bien admettre que si les soldes n'avaient pas été payées le 31 mai, elles l'auraient été, disons le 10 juin et la terre aurait continué de tourner au même rythme. Pour le commissariat de l’air, il s'agissait tout simplement de poursuivre la mission «au service de l'homme» jusqu'à la limite des possibilités. Pour les bureaux et services de la 4ème RA, pour les bases, qui d'emblée ont accordé leur concours, c'était un test de souplesse et de réactivité face à un besoin inédit, dans un contexte particulier. Heureuse convergence.

Quelques idées à retenir ?

- tout d'abord, quel que soit le poste que l'on occupe, veiller à bien connaître l'environnement dans lequel on évolue, les attributions, les personnes, la hiérarchie ;
- en situation d'urgence, travailler si possible avec le plus haut niveau. Savoir qu'il est indispensable, c'est vrai pour tous les militaires, que la mission soit poursuivie le plus longtemps possible, malgré les obstacles : «est vaincu, celui qui, le premier, se croit vaincu » (Maréchal Foch, si ma mémoire est bonne).

Dans les autres CBA-CATA, on a dû procéder à peu près de la même façon. Je me souviens avoir entendu un camarade en poste à Paris, raconter qu'il avait été bloqué par une manifestation, le long du trottoir du boulevard St Michel, dans une 4L Renault avec une immatriculation militaire, en compagnie d'un soldat chauffeur, de deux gendarmes et du magot entre ses jambes. Aucun des manifestants n'a prêté attention à ce petit véhicule égaré dans un autre monde, véhicule à l'intérieur duquel se trouvaient quatre militaires en tenue, d'un aspect irréel par leur rigidité et leur teint blafard cadavérique. Là aussi, ce jour-là, les dieux arboraient une feuille d'acanthe. Que les jeunes commissaires sachent qu'il faut constamment développer ses aptitudes et ses connaissances ! Il faut même parfois, en milieu hostile, savoir «faire le mort» ou mieux, le «commissaire momie».

Départ de Mers-el-Kébir

Mes déplacements vers le peu qui restait encore de l'armée de l'air en Algérie m'ont permis d'assister, parmi une poignée d'officiers, à l'ultime descente des couleurs à Mers el Kébir (avant remise à l'autorité algérienne).
Si la date est effacée, l'heure par son caractère particulier est demeurée : 17h28, heure de coucher du soleil, ce jour-là.
Voir descendre le drapeau national pour la dernière fois, quel que soit le lieu, provoque toujours chez un officier un pincement au cœur.(2)

1- Le CATA devenant CATA 854 en 1977
2- Voir aussi l’article du commissaire général Vallecalle « Le commissariat de l’air à Aix-en-Provence » (septembre 2019)
3- Voir aussi l’article du commissaire général Barbaroux « Mai 68 : La solde en hélico » (mai 2018)
4- Voir aussi l’article du commissaire général Barbaroux « Un service du commissariat des armées en 1966 ? Mon affectation à la Direction Interarmées des Commissariats et de l’Intendance (D.I.C.I.) à Mers el Kébir» (février 2013)