dimanche 16 février 2020

Commissaire de l'air en CBA

 Par le commissaire général (2S) René Rame

.Nous poursuivons la rediffusion de cette chronique de l’après-guerre qui nous éclaire sur les fonctions d’un jeune commissaire de l’air dans une armée de l’air alors en plein renouveau.
                                                                 
Après Alger, en 5ème région aérienne, 1946-1948 (épisode 1), et le 1er CATAC en Allemagne (épisode 2), voici les grandeurs et servitudes du métier dans un Commissariat des bases aériennes situé en Allemagne, avec les particularités tenant notamment à la double monnaie, à l’éloignement des sites à contrôler et aux contacts avec les autorités allemandes.

Episode 3 : Au C.B.A.773 de Lahr

Chefs de service : commissaires lieutenant-colonel Ripoche, puis Graffard.
Mes grades et fonctions  : commissaire lieutenant, adjoint au chef de service (1955-56) ; commissaire capitaine puis commandant : adjoint, avec délégation de surveillance administrative (1958-1961).


Un lourd plan de charges 

Quand on pense aux séjours dans les CBA, on se voit d'abord au volant d'une voiture de service parcourant l’Allemagne, 1500 kilomètres sinon plus, par mois (le chef de service comme l'adjoint).
L'importance de ce kilométrage peut surprendre ceux qui n'ont pas connu cette époque. N'y avait-il pas frénésie de visites, manque d'organisation, trop d'attente sur des questions mineures…? Il suffit de se reporter à la réglementation en vigueur, fixant les domaines d'investigation (rien n'y échappait) et la périodicité des visites trimestrielles, semestrielles, annuelles, pour s'apercevoir qu'il fallait compter de l'ordre de 25-30 visites par base aérienne dans l'année (visites qui pouvaient, selon le cas, durer de deux heures à la journée entière).

Forêt noire
Le CBA de Lahr avait 6 bases aériennes importantes dans sa circonscription et une bonne dizaine d'unités plus petites, isolées. On couchait sur les bases aériennes les plus éloignées, pour opérer deux jours avec un seul déplacement aller-retour. On rentrait chez soi souvent très tard. Le chef de service et son adjoint sortaient séparément deux jours par semaine au minimum, pour arriver à faire ce qui était imposé …nous n'en avons jamais fait plus…

Est-ce que cela était utile ? Il fallait veiller à la sauvegarde et à la bonne utilisation des deniers publics et des matériels de l'Etat, sans oublier ceux des mess, ordinaire, foyer, à une époque où toutes les comptabilités étaient entièrement manuelles. Sans évoquer les dispositions légales, la vulnérabilité face à l'incidence, toujours possible, des faiblesses et défaillances humaines (erreur, oubli, négligence, méconnaissance du règlement, sans aller jusqu'aux malversations), paraissait évidente. L'action d'une autorité extérieure indépendante, s'ajoutant à celle des autorités internes, ne pouvait qu'offrir de meilleures garanties. De plus, l'immense majorité, pourquoi pas la totalité, des commissaires inspirait confiance. On leur faisait part verbalement des difficultés, des problèmes et ils orientaient, ils conseillaient, ils aidaient. Cette action discrète, rarement rapportée dans les comptes rendus de visite, occupait beaucoup de temps et venait s'ajouter à l'action officielle de surveillance. L'utilité de l'action des CBA ne me paraît guère discutable.

Est-ce que cela était rentable ? Autrement dit, est-ce que l'investissement que constituaient les commissaires, les personnes des CBA, les kilomètres parcourus, a permis d'éviter un montant de gaspillages, détournements, pertes, fraudes diverses, au moins équivalent. Je me garderai bien de répondre à cette question, intéressant sujet pour une étude comparative avec d'autres ministères, ne disposant pas d'un service permanent de surveillance équivalent, ou avec le secteur privé ; étant entendu que les affaires connues au grand jour sont celles qui «dépassent les bornes», les autres étant étouffées par une hiérarchie qui n'a aucun intérêt à leur divulgation, donc introuvables dans les archives !

Une rencontre improbable

Vu l'importance des charges, le chef de service et son adjoint disposaient en permanence d'une voiture de service : une Mercedes ! Oui, mais d'un modèle ancien, probablement des années trente, qui déjà à l'époque leur donnait une allure archaïque : mécanique solide, réservoir d'essence étonnamment petit, donnant une autonomie de 200 km. Après chaque sortie, on passait à la pompe.

A l’occasion d’un petit accrochage à Fribourg avec un jeune motocycliste allemand, deux policiers arrivent avec une fourgonnette aménagée à l'arrière avec bancs et table…Voyant un trois galons français, ils me saluent militairement, tous les deux, de façon impeccable. Je réponds et leur serre la main. J'ai l'impression qu'ils sont heureux de rencontrer un officier français. Dans la fourgonnette, je présente ma carte d'identité militaire et mon permis de conduire. Je constate que ma date de naissance les intéresse.

A ce que je devine, le jeune allemand explique qu'il est entièrement responsable. Les policiers écrivent, puis ayant fini leur enregistrement, décontractés, pas pressés par le temps, s'adressent à moi et me disent qu'ils ont le même âge, nés en 1924. Malgré mon allemand très rudimentaire et leur français tout autant, ils m'expliquent qu'ils ont combattu sur le front de l'Est et qu'à plusieurs reprises, ils ont été en garnison en France (périodes de repos, je suppose). « C'était un beau pays »…La compagnie de l'un d’eux a été accrochée à deux reprises par les français «cachés dans les bois…des hommes courageux, dit-il, par contre les soviets étaient très sauvages » (j'ai pensé qu'ils avaient été confrontés à des régiments venus d'Asie Centrale). Ils en ont gardé une haine farouche. Ils me paraissent en état de partir tout de suite vers l'est, le fusil à l'épaule, en chantant «Lili Marlene» ! Ils me demandent où j'ai combattu, qu'était mon grade. On échange nos états de service…et ils insistent sur leur haine des soviets.

Le jeune allemand, jusque-là resté sur la réserve devant des anciens qui ont fait la guerre, prend la parole. Il explique et traduit à mon intention, avec geste et mots clé, « que sa famille et lui ont dû quitter l'Allemagne de l'Est, il y a quelques années. Le régime Kommunist imposé par les russes était intenable etc.…Ici, les français n'imposent rien. On est libre…! ». Je ne peux, emporté par l'ambiance, qu'essayer de faire comprendre que la France est le pays de la liberté et de l'amitié entre les peuples…Pendant quelques instants, je deviens un commissaire des guerres, sous la révolution, propageant l'idéal de 1789 !
Un incident mineur de la circulation s'est transformé en une réunion d'amitié franco-allemande, teintée d'un anti-soviétisme virulent, dans une fourgonnette de police. On charge la motocyclette dans le véhicule qui va raccompagner, chez lui, le motard…
Ce sont les meilleurs amis du monde qui se sont séparés cinq minutes plus tard…Un soir d'été 1959, dans la banlieue de Fribourg. Cela ne s'oublie pas…

Expert près le tribunal militaire


Huit jours après mon arrivée au CBA de Lahr, pas le temps de dire ouf ! J'étais désigné comme expert près le tribunal militaire de Fribourg, instruisant une affaire de détournement de fonds et de faux en écriture. Un commandant M., à son retour d'Indochine, avait réclamé son indemnité de départ à l'unité à laquelle il appartenait à l'époque, à Fribourg. En réponse, le capitaine C., trésorier, lui avait envoyé la photocopie de l'état émargé, attestant que le paiement avait eu lieu en son temps, il y a deux ans. Le commandant M. n'a pas reconnu sa signature. Echange de correspondances, recours hiérarchique et finalement, l'affaire avait été transmise au tribunal militaire.

Pour le jeune commissaire, sortant d'école, ancien trésorier, c'était du gâteau. J'ai travaillé au moins un mois, à plein temps, à la rédaction de mon rapport, fouillant les archives, interrogeant par écrit tous les personnels du service trésorier de l'époque, vérifiant l'application des errements en vigueur, faisant au mieux, aidé par mes connaissances et ma solide expérience, rapport d'une cinquantaine de pages dactylographiées qui n'a pas fait ressortir de faute de service, ni sur qui pouvait peser les présomptions les plus sérieuses d'avoir pris l'argent dans une enveloppe et signé à la place du bénéficiaire réel (car, c'est certain, la signature incriminée ne ressemblait en rien à la signature de l'intéressé, que j'ai retrouvée sur divers autres documents). Le tribunal a rendu quelques mois plus tard une ordonnance de non-lieu à l'encontre de l'officier trésorier, et la DCCA a autorisé un second paiement de l'indemnité en cause, au profit de l'ayant-droit.


Par monts et par vaux

Pour les visites sur place, dans les points hauts de la forêt noire, on devait en hiver, autant que possible, tenir compte de la météo, c'est à dire de la neige. Je me souviens d'un détachement des transmissions, au nord de la Forêt Noire (nom oublié) où avec le chef de service, en janvier, nous avons effectué la traditionnelle « revue d'effectifs ». Le matin, accès facile sur un faible tapis de neige, l'après-midi après une chute de neige très importante et malgré les chaînes, impossible de repartir. Il a fallu attendre le chasse-neige pour nous libérer. Nous l'avons suivi à quelques mètres de distance jusqu'à une altitude assez basse où nous avons pu rouler normalement. Inutile d'ajouter que nous n'avions guère d'horaire précis pour rentrer chez soi le soir.

Tegel
Le bout du monde, pour le CBA de Lahr, c'était le détachement de Berlin-Tegel. Nous y allions volontiers soit par avion militaire, soit avec le train couchettes français. Strasbourg environ 20 heures - Berlin environ 8 heures. Cette unité, me semble-t-il avait conservé le statut «occupation», alors qu'ailleurs, c'était le statut «stationnement». Bien évidemment, à chaque visite, nous ne manquions pas d'effectuer, en voiture, un petit circuit touristique passant par Berlin-Est (ordre de mission trilingue : français-anglais-russe permettant de circuler dans toutes les zones…). Déjà à cette époque, d'avant le «mur», le contraste saisissant entre l'est et l'ouest, donnait froid dans le dos…Dans la rue, beaucoup de passants n'osaient même pas nous regarder. Ce petit coin de paradis soviétique ne m'a jamais inspiré, même après plusieurs visites.

Au CBA de Lahr, comme à celui de Luxeuil, on participait activement aux manœuvres du 1er CATAC durant une petite semaine. En la circonstance, j'étais commandant d'une unité de réserve, un «escadron» du commissariat, inspiré de l'armée américaine, comprenant une remorque tailleur, une remorque cordonnier, une remorque blanchisserie, un stock de matériels commissariat, en gros un effectif d'une centaine de personnes. On travaillait et logeait sous la tente avec le ronronnement 24/24 des groupes électrogènes de campagne. Les incidents de guerre aussi nombreux que variés, provoquant une réaction de notre part, figuraient dans des enveloppes à ouvrir tel jour à telle heure, mais aussi, dans des messages arrivant inopinément. Au moins un jour, on mangeait des rations de combat. Je me souviens de desserrements à Drachenbronn, Saverne, Luxeuil, Dôle…

Vérification et procès-verbal

Le souvenir d'une vérification de caisse au foyer d'une certaine base aérienne ne s'est pas effacé. Je constate un déficit assez sérieux ; on recherche plusieurs sources d'erreurs ; on recommence tout…Il manque vraiment la même somme. Aucune explication éventuelle n'est avancée …Le sous-officier gérant paraît plus gêné que surpris. J'ai été plusieurs années, au Maroc, officier de PJ, je ne le suis plus ; je ne suis pas non plus commissaire de police avec pouvoir d'investigation. Je n'ai pas de pouvoir hiérarchique, je suis commissaire de l'air. Je dois m'en tenir aux écritures et aux existants. J'annonce que dans ces conditions, je suis dans l'obligation de dresser un procès-verbal de constat de déficit. Et alors, dans une atmosphère glaciale sinon tendue, je subis une pression morale de la part de l'officier responsable d'abord, puis du chef des moyens d'administration, et finalement du commandant de base.

Mon procès verbal va être diffusé à l'état-major du 1er CATAC, à la DCCA, au Contrôle…On ne veut pas d'histoire, on va subir des inspections, c'est un geste inamical etc. J'explique qu'il faut relativiser et qu'en présence d'une origine inconnue, il est prudent et dans l'intérêt de tous de constater le déficit…tous arguments restant sans effet. Devant une telle insistance, en moi-même, je commence à avoir un doute. Sur cette base, il doit y avoir des choses que l'on veut cacher ! Durs moments néanmoins pour un commissaire trois galons, bien que conscient de son statut, convaincu de l'utilité de sa mission et du bien-fondé de sa décision, face à un trois, puis quatre, puis cinq galons. Je transige…en apparence. C’est vendredi, je reviendrai lundi. Si dans trois jours il n'y a plus de déficit, je ferai un second PV constatant cet état de chose…mais je maintiens mon PV de déficit !

Trois mois plus tard, le capitaine de gendarmerie entre dans mon bureau. A la suite de plaintes de plusieurs commerçants allemands, non réglés de leurs fournitures au foyer, une enquête est ouverte pour détournement de fonds. Cet officier de gendarmerie voulait savoir si la version donnée sur place de mon constat de déficit était bien conforme à la réalité.

Explication : Le sous officier gérant du foyer connaissait divers fournisseurs allemands auprès desquels on pouvait se procurer appareils photos, caméras, magnétoscopes, transistors (articles dont les Français étaient friands à l'époque), avec une remise importante. Il recevait donc, d'un peu partout, des commandes assez nombreuses, accompagnées du règlement en monnaie locale, qu'il transmettait aux fournisseurs. Tout allait pour le mieux, jusqu'au jour où il rencontre une jeune allemande. De bars en restaurants et en boîtes de nuit, les dépenses du gérant ont rapidement dépassé ses ressources et il a «emprunté» l'argent du foyer puis, après ma visite, celui qui transitait en Marks par ses mains. C'était une activité parallèle, occulte, interdite qui échappait forcément à la surveillance du commissariat de l'air.

Les autorités de la base, soucieuses de leur tranquillité, n'ont pas su tirer profit de la mise en garde que constituait mon constat de déficit. Elles ont fait boucher le «trou», mais faute de n'avoir pas recherché l'origine exacte, elles ont eu, en plus, une enquête de gendarmerie.

Il faut toujours être prudent lorsque deux monnaies, deux «économies» cohabitent ; malgré les interdictions, la tentation est grande de passer de l'une à l'autre, pour bénéficier de certains avantages, avec les risques que comportent inévitablement les comptabilités parallèles.

La revue annuelle d’effectifs

Au CBA de Lahr, j'ai vécu les dernières « revues annuelles d'effectifs ». Relevant d'une tradition ancestrale (souvent rappelée dans les historiques de l'administration militaire), il s'agissait de vérifier la concordance entre les effectifs réels et ceux figurant sur les feuilles d'émargement solde. Par la même occasion, on vérifiait l'exactitude de l'état-civil indiqué sur les pièces, les données de base puis le montant de la solde, la bonne tenue du carnet de solde et certainement d'autres détails que j'ai oubliés.

Nous étions au moins deux, sinon trois, à voir défiler tout le personnel de la base, à pointer les feuilles d'émargement, à vérifier les documents. Travail fastidieux qui, sur les bases importantes, vous donnait la «grosse tête» le soir.
Chaque mois de janvier était occupé, presque essentiellement, par ces opérations dans la circonscription.

La montée en puissance des CATA a enlevé, de ce coté-là, une lourde charge aux commissaires.