jeudi 9 janvier 2020

Une carrière de commissaire de l'air

 Par le commissaire général (2S) René Rame

Suite des souvenirs du commissaire général (2S) René Rame sur le commissariat de l’air au lendemain de la seconde guerre mondiale et durant les 30 Glorieuses.

Dans cet épisode 2, le contexte peut sembler très étrange à de jeunes lecteurs qui connaissent  une Armée de l’air aujourd’hui répartie sur peu de bases aériennes en métropole mais qui, en même temps, intervient dans des opérations extérieures sous des cieux très lointains.

Il faut donc se rappeler que, dans les années 50 et début 60, l’Armée de l’air disposait de bases aériennes en Allemagne (1), dans la zone dénommée « française » depuis la fin de la guerre.
Contribution de la France à l’OTAN, une grande unité aérienne, le 1er CATAC, installé à Lahr et doté de sa propre direction du commissariat de l’air (DCA), rassemblait  des unités aériennes situées à la fois en Allemagne et dans l’est de la France.
                                                                 
Épisode 2- A la Direction du commissariat de l’air du 1er CATAC  a Lahr (1956-1958)

"Le directeur est le commissaire général Déat, secondé par le commissaire commandant, puis lieutenant-colonel Guillelmet. Je suis alors commissaire capitaine, chef du bureau organisation - affaires générales, pratiquement adjoint n°2.


I . C'était la guerre froide. L'armée de l'air avait regroupé l'essentiel de ses unités de chasse et de reconnaissance dans l'Est de la France et la zone française de RFA, au sein d'une grande unité opérationnelle, le 1er Commandement aérien tactique (1er CATAC), «le fer de lance de l'armée française», disait-on. Celui-ci disposait de tous les services, dont un service du commissariat avec une direction à Lahr, quatre CBA (Lahr, Luxeuil, Metz, St Dizier) et un centre administratif (CATA) à Lahr. En Allemagne, le service du commissariat jouissait  de la plénitude de ses attributions.

Mais dans l’est de la France, le 1er CATAC cohabitait avec la 1ère région aérienne (RA) qui disposait d'une direction régionale du commissariat de l’air à Dijon, de plusieurs commissariats des bases aériennes (CBA de Dijon et Reims) et d’un centre administratif (CATA) à Dijon. Dans cette zone, il y avait donc partage des compétences administratives : le service de la solde, le contentieux, le ravitaillement des matériels commissariat «temps de paix» incombaient à la 1ère RA. Le 1er CATAC s'occupait des matériels «guerre» et «paix - guerre». A ma connaissance, cette cohabitation n'a jamais provoqué de frictions.

II . Pendant mon séjour à Lahr (à la DCA puis au CBA), j'ai vu trois commandants du 1er CATAC se succéder :

général Accart
-le général Accart : j'avais lu, fin 1940 - début 1941, le récit de ses combats, comme capitaine dans un groupe de chasse. Il figure d'ailleurs en bonne place au palmarès des as de la seconde guerre mondiale. Le livre s'intitule, je crois, «chasseurs du ciel». Il avait marqué l'adolescent que j'étais. C'était un peu comme si cette haute autorité m'avait fait des confidences, quinze ans auparavant.

général Stehlin
-Le général Stehlin : attaché de l’air à l’ambassade de France à Berlin, en 1939. J’ai lu également le récit de ses souvenirs…ses rencontres avec Hitler, interprète du Maréchal Pétain à Montoire…Il ne manquait pas une occasion de prononcer ses discours en français, en anglais (attaché à Washington et à Londres) et en allemand, avec une aisance remarquable, devant un auditoire évidemment admiratif.

général Brohon
-le général Brohon : lors de son discours d'arrivée qui avait fait sensation, il avait dit que « le CATAC ne devait pas être un aéro-club équipé de jets» et que «la mobilité du personnel était indispensable à un esprit  opérationnel». Instaurées depuis longtemps, les alertes nocturnes, suivies du ramassage des personnels, ont vu leur rythme s'accroître. Au cours d'une semaine mémorable, il y eut même deux ramassages nocturnes. Des jeeps se rendaient devant chaque bâtiment où logeaient les officiers et sous-officiers. Un soldat assis sur le siège arrière actionnait alors une sirène manuelle de campagne.

Voulant connaître ce qu'il en serait dans les conditions les plus défavorables, le général commandant  le 1er CATAC a provoqué un ramassage un lundi de Pentecôte, en pleine après-midi ; en la circonstance, les jeeps ont circulé également dans les forêts voisines et sur les bords du Rhin, où les familles profitaient d'une journée magnifique.

Les civils allemands de la localité, au contact desquels nous vivions en parfaite harmonie, regardaient le spectacle, non sans inquiétude. Comment pouvaient-ils imaginer un seul instant que les militaires français, d'ordinaire posés et sains d'esprit, jouaient à la guéguerre un lundi de Pentecôte !

Coté mutations, il y avait tous les trois mois ce que l'on avait baptisé une «charrette», c'est à dire une liste de personnels en Allemagne depuis «trop longtemps» mutés en France et remplacés par un nombre équivalent d'officiers et de sous-officiers, depuis «trop longtemps» en France.

J'évoque ces souvenirs, parce que les personnels de la DCA, du CBA et du CATA, travaillant dans la même caserne Ménard que l'état-major, logeant dans les mêmes cités, vivaient au même rythme opérationnel.

Quelques semaines après avoir pris son commandement, le général Brohon a réuni dans son bureau le directeur du commissariat et tous les commissaires du 1er CATAC (cinq au total, sauf erreur). Il nous a rappelé que nous avions certes des attributions légales, mais que nous étions affectés au 1er CATAC. Notre action devait être orientée vers la meilleure «administration» susceptible de contribuer à donner à cette grande unité une efficacité optimum. Qu'un délégant de surveillance administrative réunisse ses délégataires, cela paraît normal, évident, logique…et pourtant en 13 années passées en CBA et DRCA, cette réunion a été unique en son genre.

III . La DCA du 1er CATAC ne manquait pas de particularités.

On gérait des crédits marks et des crédits francs, selon des procédures différentes.
Le problème des langues était permanent pour les relations avec les fournisseurs et le contentieux notamment, les personnels civils allemands qui travaillaient à la DRCA étaient bilingues, ainsi qu'une secrétaire alsacienne. Le courrier reçu en allemand était immédiatement accompagné de sa traduction en français, le courrier expédié en français était également accompagné de sa traduction en allemand.  Je me souviens de conversations originales avec un fournisseur allemand de la région de Munich, en présence d'un civil interprète de chez nous ; le fournisseur parlait allemand à l'interprète qui me traduisait en français, mais s'adressait à moi en italien et je le traduisais en français pour l'interprète !

Il y avait aussi une troisième langue, l'anglais, au bureau que l'on avait baptisé «canadien». N'étant pas partie prenante aux accords de Bonn et de Paris (si je me souviens bien), les canadiens stationnés en RFA devaient passer par notre intermédiaire, pour leurs achats dans l'économie allemande. Nous recevions d'eux des bons de commande modèle JP 202, sauf erreur de mémoire, et des contrats en anglais, que l'on traduisait en français d'abord, puis en allemand. Parfois certaines formules juridiques, traduites littéralement en français, donnaient un texte des plus fantaisistes. Le personnel de ce bureau (trois ou quatre personnes) venait alors demander l'expression juridique correcte en français…
Pour le contentieux, il fallait bien évidemment tenir compte du droit allemand.

IV . Le 1er CATAC devait se développer pour atteindre son régime de croisière. La base aérienne de Lahr (l'Etat Major était en ville, caserne Ménard) constituait une couveuse. En gros tous les six mois, une escadre y voyait le jour, puis après avoir été équipée, partait s'installer sur une base aérienne en France. A la DRCA, en permanence, on s'occupait de ces créations et de ces transferts.

La création des unités Nike (engins atomiques) fut particulière. D'abord un noyau de l'armée de l'air, à Lahr-Piste, qui s'intégra dans une unité d'artillerie au nord de la zone, le Xème GAG (et oui, cela voulait dire groupe d'artillerie guidée), puis progressivement, après le transfert au cœur de la forêt noire, l'armée de l'air digéra peu à peu les artilleurs. La question des charges aéronautiques, pour la restauration de cette unité, dura pendant tout mon séjour à la DCA.

V . Au 1er CATAC, il y avait chaque année au moins deux manœuvres importantes avec « desserrement » (sur une autre plate-forme), l’une au printemps, l'autre à l'automne. La DRCA participait à la préparation, au suivi, aux conclusions finales, mais ne desserrait pas.

VI . J'ai évoqué, à plusieurs reprises, l'ambiance qui régnait au 1er CATAC. Quand on y débarquait, on se trouvait immédiatement en présence d'officiers et de sous-officiers convaincus de l'importance de leur rôle, face aux dangers de l'Est. Dans les conversations, à tous les niveaux d'ailleurs, si l'on parlait d'un chef, de camarades, de subordonnés, de sujets militaires, le qualificatif «opérationnel» ne manquait pas d'être prononcé. Très rapidement, on désirait l'être, mais il fallait d'abord paraître, puis on l'était (aux yeux des autres) et alors, on voulait le rester. Un commissaire découvrant qu'il était catalogué «opérationnel» se sentait intégré dans la collectivité et bien dans sa peau. Il essayait de continuer, lui aussi, à mériter ce qualificatif. Presque indépendamment de l'impulsion donnée par  les chefs, une saine émulation s'entretenait d'elle-même dans les formations. Une sorte d'auto-conditionnement psychologique collectif pour le bien du service. Etre opérationnel, c'était une disponibilité permanente, l'efficacité, la compétence, la solidarité…le meilleur et le mieux dans tous les domaines.
C'est le général donnant directement des directives à ses commissaires, dans son bureau. C'est un commissaire, chef de service disant à son officier administratif, sur une base, «nous sommes au 1er CATAC, il faut faire preuve de plus de dynamisme». C'est un commissaire contactant un commandant d'escadre pour définir la date la plus opportune pour la revue d'effectifs en fonction de l'activité aérienne.[..]

VII . A l'époque où le général Stehlin commandait le 1er CATAC 1957-58, il y eut réunion d'une commission chargée de proposer des restructurations de toutes natures (déjà!), amenant une compression d'effectifs. Des représentants de l'état-major, des directions de service, des bases aériennes (P.N., mécaniciens, administratifs), furent désignés un mois à l'avance, pour réfléchir. Ils ont siégé quelques jours à Lahr. Chargé du bureau organisation de la DCA, j'en ai fait inévitablement partie.
Réfléchissant d'abord sur le service du commissariat, j'avais trouvé que l'on pourrait exercer la surveillance administrative à partir de la direction de Lahr…en supprimant les CBA ! J'ai soumis cette idée (révolutionnaire) à mes chefs qui l'ont accueillie sans enthousiasme, c'est le moins que l'on puisse dire (un jeune farfelu dynamique qui veut casser la «baraque»!) alors, je me suis orienté uniquement vers la structure administrative des unités CATAC. Aucune idée de la suite donnée aux travaux de cette commission.

Lahr-piste
VIII . En milieu de matinée, l'adjoint au directeur m'appelle dans son bureau. «Le sous-chef LOG vient de me demander combien coûtait le transfert de l'Etat-Major du 1er CATAC de Lahr à Metz, au point de vue commissariat. C'est urgent, réponse dans une heure, me dit-il, vous avez une idée ?» ;  «Pour le personnel, je vois... à partir du montant des déménagements Metz-Lahr payés par les trésoriers, mais pour le matériel…» ; «Bien, occupez-vous du personnel, je vais réfléchir pour le matériel…». Cinq minutes plus tard, il entre dans mon bureau, triomphant, pendant que je cherche mes informations par téléphone…
«On va considérer qu'il y a autant de matériels à l'état-major que dans notre établissement à Lahr-Piste»,  «le gestionnaire va me donner l'estimation, comme si la totalité du stock devait être déménagée».
On a répondu, en donnant le total des deux chiffres vingt minutes avant l'heure fixée…De ce fait, l'adjoint au directeur et moi-même conservions notre qualificatif «d'opérationnels» !

Le transfert de l'état-major a eu lieu…une dizaine d'année plus tard ! On peut supposer qu'il fut réalisé après des travaux préliminaires moins rapides et plus approfondis.

IX . Du côté de l'établissement (disons « régional ») directement rattaché à la direction, j'étais chargé de présider les commissions de réception des matériels, après passation des marchés par notre bureau matériels. En outre, je procédais aux recensements annuels qui demandaient en gros, un bon mois, à raison de trois à quatre heures par jour. Au bout d'une semaine, en moi-même, je comptais en allemand, comme les deux ouvriers grimpés dans les rayons le faisaient à haute voix. Je n'avais guère de mérite, mais je me souviens de leur surprise lorsqu'un jour, en allemand, je leur ai dit «non, erreur, ce n'est pas tel chiffre, c'est celui là !».
Pour la gamme de mes activités, il faut donc ajouter commissaire-réceptionnaire et commissaire-recenseur !

X . Un document caractérisait l'ambiance dans laquelle la direction du commissariat du 1er CATAC évoluait. C'est le «mémento du commandant d'unité en campagne», fascicule d'une bonne trentaine de pages si ce n'est plus, que la direction mettait à jour et rééditait en gros tous les deux ans. J’ai donc procédé au moins une fois à cette tâche de synthèse de toutes les directives opérationnelles en vigueur (et autres), concernant de près ou de loin le domaine administratif : les dotations spécifiques, le rattachement du commissariat à un escadron, les réquisitions, l'état-civil aux armées, les délégations de solde…et bien d'autres domaines oubliés depuis.
Malgré son titre, ce document intéressait évidemment toutes les bases aériennes, tous les niveaux hiérarchiques, le personnel d'active comme de réserve. A sa lecture, plus d'un officier se voyait sur les traces de l'Empereur, entre le Rhin et la Volga !
Peut-être cet opuscule a-t-il aujourd'hui un descendant…de la vingtième génération au moins ! "

Voir aussi l’article du commissaire général Rame paru le 12 mars 2016 « Un commissaire de l’air à Chypre en 1956 »

(1) Lahr, Bremgarten, Friedrichshaffen