samedi 7 décembre 2019

Une affectation en Territoire Français des Afars et des Issas

Par le commissaire général (2S) Jean-Louis Barbaroux (ECA 56)

DC-6 (escadrilles.org)
Directeur du Commissariat de l’air en Territoire Français des Afars et des Issas : c’est un beau titre pour un jeune commissaire commandant : je ne suis pas mécontent de me le voir attribuer après mon retour d’Algérie dans la France déboussolée de mai 1968 (1)… C’est l’occasion de vous faire rêver sur ce qu’on appelait les « séjours outre-mer » (2 ans, en famille). Certes, je vous décrirai quelques activités militaires, mais je m’attarderai davantage sur les anecdotes et aventures vécues dans l’un de ces séjours exotiques encore proposés aux commissaires de ma génération …

Je débarque à Djibouti le 31 juillet 1968, à 2 heures du matin, après 16 heures de DC-6  et une heure d’escale technique au Caire. Après la clim de l’avion, il y a un petit 40° sur le parking, pour se mettre dans l’ambiance…
Le lendemain, Jean Bouillaud (ECA 55), mon prédécesseur, me propose de commencer la journée par un petit plongeon à la plage militaire du Héron : un bon bain rafraîchissant ? Vous avez tout faux : à ma grande surprise, l’eau de la plage est à 38°, celle de la douche à un bon 44° (les canalisations en fer n’ont pas besoin d’être enterrées pour éviter le gel !). Le chef des moyens généraux me donnera plus tard son truc de vieux colonial : ne prendre sa douche qu’après avoir suspendu à la pomme un panier à salade dûment rempli de glaçons…Cela dit, on s’habitue assez vite  à  la température, qui n’est guère plus élevée le jour que la nuit, le plus pénible étant en mai-juin et octobre-novembre : 35°, mais très humide.

Les éléments Air à Djibouti

Skyraider
Les éléments Air à Djibouti, c’est une base aérienne complète, la BA 188, avec un escadron de chasse, le 1/21, (sur AD Skyraider) et un escadron de transport, l’EOM 88 (avec des Nord 2501 et des hélicoptères Alouette).

Le Commissariat de l’air est installé en ville, derrière la cathédrale, avec le Commandement de l’Air, au bout d’une petite allée dotée d’une belle plaque émaillée « Boulevard Victor » posée malicieusement par nos chasseurs, qui occupent sur place quelques chambres. En face, un beau jardin, la voie du chemin de fer franco-éthiopien (2 trains par jour)  et la plage de l’océan indien pour nos parties de volley !

A côté, le commandant de l’Air, qui dispose d’un officier supérieur détaché à l’état-major, d’un aide de camp, et d’une secrétaire (j’ai embauché à ce poste la jeune épouse du commissaire lieutenant Erschler (ECA 67, stagiaire sur la base).

Quant à la direction du commissariat de l’air, elle est riche de cinq sous-officiers, d’un appelé du contingent et d’une secrétaire civile.

Fonctionnellement, je relève directement du ministre (Directeur central du commissariat de l’air), contrairement au colonel directeur de l’intendance, qui relève d’une hiérarchie compliquée héritée des troupes coloniales…: Etat-Major, Com. Sup., Haut-Commissaire du Territoire. Résultat : si nous lançons chacun en même temps un appel d’offres, que nous dépouillons ensemble, je signe le marché Air et la livraison s’effectue en quelques semaines, alors que le projet de marché Terre circule encore dans les bureaux !

Mes attributions sont celles d’une mini-direction du Commissariat : je suis ordonnateur, j’assure la surveillance administrative et la vérification des comptes de la BA 188, implantée à quelques kilomètres du centre-ville. En outre, la prise en charge des familles, logement et ameublement, occupe une large part de mes activités : c’est moi qui recherche, négocie,  gère et équipe la centaine de logements pris à bail localement. Vous n’imaginez pas les difficultés, les interminables palabres avec les propriétaires (quand on n’avait pas à passer par le « comprador », intermédiaire oriental souvent indispensable) ; ces propriétaires dont  la variété, certes folklorique, faisait tout le charme : ministres et députés locaux (les plus exigeants), tenancières de « maisons » (les plus conciliantes), Yéménites, hindous et Libanais de tout poil …

Je me suis attaché à améliorer sérieusement l’équipement de ces logements, pour leur attribuer un niveau de confort plus satisfaisant et plus actuel que celui des sacro-saintes dotations établies à une époque où le terme « climatiseur » n’existait pas !

J’ai aussi en charge les engagements/rengagements des militaires et des civils. Problème pour les engagés locaux : contrairement aux métropolitains, ils sont capables de … rajeunir ! La limite d’âge étant de 36 ans, quand ils approchent de cette échéance, ils sont tout à fait à même de fournir un certificat de naissance leur enlevant deux ou trois ans d’âge, en fonction du backchich qu’ils auront pu verser : le prix d’une ou deux chamelles…J’ai eu beaucoup de peine à convaincre la DPMAA que leur aptitude à servir n’était en rien diminuée …

Djibouti : Une autre planète

Le Territoire Français des Afars et des Issas, nouveau nom de la Côte française des Somalis, bénéficiait d’une relative autonomie, sous l’autorité d’un Haut-Commissaire, Dominique Ponchardier, (oui, celui qui a écrit «  les  gorilles » sous le pseudonyme d'A.L. Dominique). 

L’activité du port, débouché de l’Ethiopie par le fameux chemin de fer, était très réduite, le canal de Suez n’ayant pas encore été rouvert. Une des principales ressources du port était constituée par …les dépenses d’une collectivité militaire, armées et familles, de plus de 6000 personnes.

Contrairement aux idées reçues, la végétation ne se limite pas au palmier en zinc (un simple restaurant !). Il y a pas mal de beaux arbres (lauriers du Yémen,) et même des jardins et quelques maigres troupeaux de chèvres et de chameaux, mais l’ensemble du territoire est désertique, et le plus souvent volcanique. Quelques paysages grandioses, mais l’intérêt touristique principal, c’est l’océan indien, ses plages et ses fonds sous-marins.

Et la chaleur, me direz-vous ? Et bien on s’adapte : les horaires de travail sont aménagés : du lundi au samedi : 6 heures 30 - 13 heures,  les chambres et les bureaux sont climatisés, il y a des brasseurs d’air dans les hangars, on évite les expositions trop longues à la chaleur, on s’hydrate.
On s’étonne, aussi : les piscines, par exemple, ferment de juin à septembre. Et pourquoi ? Tout simplement parce que leur eau est trop chaude en été !

Un jour, on m’a soumis un problème : les chiens de guerre se brûlent les pattes sur le ciment des parkings ? Solution trouvée - dans le catalogue Manufrance, qui existait à l’époque - des « bottes pour chien », aussitôt commandées. Mais pas de chance, les chiens les grignotent. Solution : enduire les bottes d’un produit répulsif !

La chaleur diminuant un peu à la fin de l’été, je peux envisager de me faire enfin rejoindre par la famille. Ma chère épouse et nos deux garçons (2 ans et demi, 8 mois, le troisième naîtra à Djibouti…) arrivent après l’interminable voyage en DC-6, un peu avant le container des bagages qui, lui,  prend son temps en passant par Le Cap, à défaut du canal de Suez.

Nous sommes bien logés dans l’appartement de mon prédécesseur à la "Cité de l’Air", en ville,  vaste, deux chambres climatisées, des voisins agréables.

La découverte de la corne de l’Afrique

Commence alors la vie habituelle des européens sur le Territoire : militaires des quatre armées et leurs familles, auxquelles sont heureuses de se raccrocher quelques familles de fonctionnaires et de cadres : beaucoup de plage, de pots et repas le plus souvent décontractés, de sport (tennis) et surtout d’activités nautiques : voile, ski nautique, ramassage de coquillages et enfin le must : la plongée libre, agrémentée ou non de chasse sous-marine. Beaucoup ont acheté un bateau, (dont moi),  le plus souvent un Zodiac. Les fonds sous-marins, coralliens, sont splendides, regorgent de poissons et de coraux multicolores : on ne s’en lasse pas, avec le masque et le tuba, et un tee-shirt pour ne pas se brûler le dos : on n’a jamais froid, et on y reste des heures  …Le lieu idéal, ce sont les îles Mascali et Moucha, à quelques kilomètres de Djibouti, où on va passer la journée en Zodiac, le déjeuner et les boissons bien au frais dans la Coubaïa, et de préférence avec une bande d’amis.

On va aussi se mettre au frais (relatif) à Arta, au bout des seuls 30 kms de route goudronnée de tout le territoire (à l’époque). Il y a même un cinéma à Djibouti, que son propriétaire décrit fièrement comme « le plus grand cinéma en plein air … d’Europe »

On monte aussi de grandes expéditions maritimes en affrétant un boutre (à trente ou quarante), pour aller bivouaquer le week-end à Tadjoura, Obock et surtout dans le Goubet, sorte de lac marin au fond du golfe de Tadjoura, doté de fonds splendides et d’énormes poissons, et de paysages d’une minéralité dantesque, puisqu’à base de volcans depuis peu inactifs, comme l’Ile du Diable. J’y ai nagé un jour à côté d’un « petit » requin-baleine : pas plus d’une dizaine de mètres : heureusement qu’ils ne se nourrissent que de plancton !

Pour changer, on monte des virées automobiles dans le désert, en 4L et parfois en Land Rover. C’est ainsi que nous sommes allés à Dikhil, après avoir traversé le désert du Grand Bara, célébrer avec des amis dans le poste de Légion les 3 ans de mon fils; à peine informés, ces sacrés légionnaires ont improvisé la confection d’un superbe gâteau pour fêter ça, avant de lui faire admirer la dernière lionne du territoire (en cage) !

Grande virée aussi que celle au Daï, montagne couverte d’une vraie forêt primaire, avec des arbres autres que des épineux, et même des singes, expédition interarmées et familiale montée à près de vingt amis, avec de gros moyens : un LCM de la Marine, des 4x4 et même un DC3 pour le retour !

En juillet 1969 : trois semaines d’estivage à Awasa en Éthiopie (dirigée à l’époque par le Négus Haïlé Selasié 1er). Le climat est tempéré par l’altitude. Nous sommes logés dans un hôtel-bungalows, conventionné par l’Action sociale des armées pour les militaires français, au bord d’un lac de la Rift Valley, à 300 kms au sud d’Addis Abeba. Séjour très agréable dans cet hôtel-club, avec piscine, tennis, chevaux, bar-safari avec trophées de chasse naturalisés qui impressionnent les enfants.Il y a plein de ballades à faire, des oiseaux surprenants comme les vautours, qui jouent les éboueurs, et aussi  des virées-safari-photos en 4x4 : au menu : gazelles, zèbres, pélicans… et indigènes, particulièrement primitifs dans cette région, et dépourvus de tout, vêtus d’une simple peau de vache, ou d’un pagne en coton blanc, toujours la lance à la main(peut-être remplacée de nos jours par un téléphone portable ?).

Mais voilà-t-il pas que, le 11 juillet, il prend fantaisie à M. Giscard d’Estaing, alors ministre des finances, de dévaluer le franc…  Or, le franc-Djibouti était indexé sur le dollar ! Le commandant de l’Air, affolé par cette opération inattendue, fait appeler son commissaire par le canal de l’ambassade en Ethiopie : il faut venir prendre les mesures nécessaires de toute urgence… 
Mais comment rejoindre Djibouti ? Ce n’est pas le problème de l’ambassadeur ! Je me débrouille donc à faire venir un Noratlas à Addis, que je rejoins par une interminable piste en taxi-brousse. Arrivé enfin à Djibouti, il me suffit de quelques minutes pour régler le problème avec le Trésorier Payeur Général. Il ne me reste plus qu’à faire, pas heureux, le trajet en sens inverse par les mêmes moyens y compris le Noratlas, mais en liaison régulière cette fois. Au total, près d’une semaine  de vacances perdue. 

Autre expédition, quelques mois plus tard. Une amie faisant escale à Djibout’ en allant à La Réunion, je lui propose un voyage dépaysant à Addis-Abeba. Nous voici partis après avoir confié les enfants aux Erschler. J’avais retenu un demi-wagon de 1ère classe du célèbre train franco- éthiopien. Nous y disposions de deux cabines, d’un cabinet de toilette avec glacière, et d’un balcon, comme dans les trains du Far West, le tout en acajou, cuivre et vieux cuir…Le train mettait 17 heures pour faire 700 kms : on avait le temps d’admirer le paysage et même de descendre en marche dans les côtes pour filmer !  
La nuit venue, paisiblement couchés dans nos cabines, ma femme et moi sommes réveillés par un hurlement de notre amie : elle avait aperçu, juste de l’autre côté de sa fenêtre, en gros plan, la face certes souriante mais avec des dents taillées en pointe (c’est plus joli !) d’un bel Afar bien noir. En fait, ce pauvre homme se rendait simplement à l’arrière du train, et, comme il n’y avait pas de couloir, il y allait par l’extérieur, sur les marchepieds !

DC-3
Enfin arrivés à Addis, nous visitons la ville, mélange de quelques grands immeubles entourés de bidonvilles, admirons le palais du Négus et ses lions, et visitons le  Mercato, immense marché renommé. Et nous allons enfin prendre l’avion  d’Ethiopian Airlines prévu pour le retour, un seul trajet en train nous ayant suffi. Cet avion, un vieux DC-3, en plus de quelques passagers, était chargé d’un grand nombre de sacs de khat, herbe euphorisante que les indigènes adorent « brouter ». Voyant sur ces sacs des étiquettes : « destination Assab » (port de la Mer Rouge), je demande au steward si nous ne nous sommes pas trompés d’avion ? Non, non, l’avion fait le détour (non prévu !) mais va à Djibouti après ! Je vante à mes femmes un peu inquiètes les charmes climatisés de l’aéroport d’Assab, que je savais en fait n’être qu’un vieux hangar sans toit datant des italiens.
On y a fait les pleins, avec une pompe à main, pendant que les passagers attendaient, à la seule ombre du terrain, celle de l’aile de l’avion…

Pendant ce temps-là, les Erschler étaient venus nous attendre à l’heure prévue à l’aéroport. Pas trace d’avion. La tour de contrôle, consultée, leur dit qu’un avion a bien décollé il y a plusieurs heures d’Addis, mais qu’on ne sait pas où il est passé…Les Erschler reviennent chez eux, envisageant avec inquiétude ce qu’ils vont faire de petits orphelins ... La tour les rappelle enfin : on a retrouvé trace de l’avion. Ils partent, soulagés, nous accueillir et rendre les enfants. Je crois que notre amie se souviendra longtemps du voyage !

Des anecdotes comme cela, j’en aurais plein à vous raconter, mais je ne veux pas lasser davantage votre patience.

Comprenez cependant que je suis infiniment reconnaissant à l’Armée de l’Air et à son Commissariat de m’avoir donné cette affectation exotique. Pour un jeune officier, c’est l’opportunité de prendre des responsabilités, de réagir à l’imprévu, sans la sécurité d’un cadre institutionnel bien établi, de découvrir la force d’une petite équipe bien soudée, avec des sous-officiers compétents et motivés, et enfin de mettre un peu d’aventure dans la grisaille du quotidien !

C’est aussi, je pense, tout l’intérêt des départs en OPEX, désormais proposés à nos jeunes commissaires.

(1)    Voir article du 17 février 2013 « Un service du commissariat des armées en 1966 ? »