dimanche 19 août 2018

L'affaire du statut 1953-1959

Nous revenons sur « l’affaire du décret statutaire » intervenue de 1953 à 1959, déjà évoquée dans un article de  Jean-Claude Guiriec* (ECA 55), alors en poste à la DCCA.
Ce dernier nous a communiqué une pièce importante, le rapport du commissaire du gouvernement lors de la séance du Conseil d’Etat du 2 octobre 1959.
Petit rappel des principales dates de l’affaire : le 27 juin 1953, un officier des services administratifs, pour des raisons personnelles, dépose un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat et demande l'annulation du décret statutaire des commissaires de l'air du 28 avril 1953. Il obtiendra satisfaction six ans plus tard (arrêt Roynette, 16 octobre 1959 ). Un loi - à effet rétroactif - fut prise en 1960**.

Texte des conclusions de M. le commissaire du gouvernement Nicolay***
A l’audience du Conseil d’Etat du 2 octobre 1959
Affaire n° 26.229 Ministère de l’air c/ Roynette


"Le 17 février 1942,  une loi du gouvernement de Vichy est venue ajouter aux cadres d’officiers de l’armée de l’air un cadre nouveau, dont les attributions devaient être de nature administrative, le cadre des commissaires ordonnateurs de l’air, cadre distinct, en même temps que plus noble, que celui des officiers des services administratifs de l’air.

Un décret du même jour, en vertu de l’habilitation de la loi qui n’avait posé que des principes très généraux, organisait ce cadre et le dotait d’emplois d’avancement nombreux offrant ainsi à ses membres des perspectives de carrière non négligeables.

Ce cadre, dénommé désormais cadre des commissaires de l’air [suite au décret du 28 avril 1953, déféré], accentuait les attraits de la carrière en même temps qu’il consacrait sa supériorité sur le cadre des officiers des services administratifs de l’air, condamnés à un rôle subalterne et souvent même avec un grade égal et même supérieur, à une subordination hiérarchique.

Le lieutenant-colonel Roynette, qui est parvenu au sommet de la hiérarchie du cadre des officiers des services administratifs, et qui se trouve privé dans toutes les fonctions importantes qu’il pourrait briguer par les officiers du cadre nouveau, vous défère ce décret du 28 avril 1953 en soutenant essentiellement que le gouvernement ne pouvait par décret créer un cadre nouveau, différant totalement à ses yeux de celui que le législateur de 1942 avait organisé.

I-Messieurs, la légalité du décret attaqué pose des problèmes assez délicats pour que le ministre de la Défense nationale ait tenté d’éluder le débat en soulevant une fin de non-recevoir tirée du défaut d’intérêt du requérant à vous déférer le décret.

Il ne nous semble cependant pas douteux que le sieur Roynette ait un intérêt à agir. Sans même s’appesantir, comme on le fait au dossier, sur ses possibilités d’avancement, il nous suffit de relever que le décret attaqué porte atteinte aux prérogatives du corps des officiers des services administratifs.

Il confère aux commissaires de l’air des attributions nouvelles qui étaient de la compétence des officiers des services administratifs (Cf. article 3 du décret).

Il organise en fait - au moins à l’échelon des officiers supérieurs - la subordination du cadre ancien au nouveau (Cf. article 4 du décret).

Or, votre jurisprudence reconnaît que la défense des prérogatives d’un corps confère aux membres de ce corps un intérêt pour agir (Willaume et autres, 5 mars 1948 pages 117 Ann).
Et le requérant, au surplus, est en mesure de montrer l’atteinte qu’il subit du fait du décret attaqué, dans ses prérogatives personnelles dans l’exercice de ses propres fonctions.
Il convient donc de regarder sa requête comme recevable et d’examiner la légalité du décret attaqué.

II- À cet égard, les moyens soulevés sont d’inégale valeur :
1°/ Trois d’entre eux ne méritent pas de retenir longtemps l’attention. Ils sont articulés d’ailleurs de telle manière que l’on peut se demander si le requérant a voulu donner à son argumentation le caractère d’un moyen.
Lorsqu’il relève que le décret attaqué a été pris sans que le conseil d’État ait été consulté alors qu’aucun texte, à l’évidence, ne l’exigeait, entend-il y voir un vice d’incompétence ou regretter que des conseils éclairés n’aient pu apporter la lumière aux auteurs du décret ?

Lorsqu’il observe que l’on a voulu favoriser la carrière d’officiers appartenant à un cadre mieux placé auprès du pouvoir, entend-il relever un détournement de pouvoir ?

Lorsqu’il conteste que l’on ait fondé le décret attaqué sur une loi de Vichy, celle du 17 février 1942, cependant toujours en vigueur, entend-il soulever un moyen de droit ou regretter la survivance d’une législation dont il suspecte les consignes ?

Peu importe : non réellement soulevés ou non fondés, ces moyens ne peuvent être accueillis.

2°/Ce n’est d’ailleurs pas sur ce point que le sieur Roynette porte l’essentiel de son effort. Son argumentation principale est d’un tout autre poids et nécessitera de plus amples développements. Elle consiste à soutenir que le décret attaqué prétend avoir un fondement légal dans la loi du 17 février 1942 qui a institué le cadre des commissaires ordonnateurs de l’air, mais que ce fondement légal doit lui être refusé à la fois parce que cette loi a été abrogée et parce que le corps créé par le décret attaqué n’a rien à voir avec celui qu'avait institué le législateur de 1942.

Le requérant soulève ainsi deux problèmes qui méritent l’attention et qui ne manquent pas l’un et l’autre d’être délicats.

a) Et tout d’abord, Messieurs, la loi du 17 février 1942 a-t-elle été abrogée ?
Le requérant observe que la loi du 21 juillet 1952 relative à l’organisation des cadres d’active et de réserve de l’armée de l’air comporte un article 1er qui, modifiant l’article 8 de la loi du 9 avril 1935, fixant le statut du personnel des cadres actifs de l’armée de l’air, a énuméré ces cadres, dénommés corps en l’espèce, et n’y a pas compris le corps des commissaires de l’air, alors qu’elle y a bien compris le corps des officiers administratifs de l’air.

Le requérant voit dans cette omission un acte volontaire comportant abrogation implicite de la loi du 17 février 1942. Et il faut bien avouer que cette thèse ne manque pas de force si l’on observe que pour la combattre, il n’est d’autre moyen que d’établir que l’omission en question est le fruit d’une inadvertance.

Car, il n’est pas douteux que la loi de 1952 a entendu faire une énumération complète des corps d’officiers, comme l’avait fait la loi de 1935, qu’elle y a fait des additions sans y ajouter le corps des commissaires de l’air qui avait été créé entre-temps, et qu’ainsi, l’énumération paraît bien limitative.

Cependant, Messieurs, nous pensons qu’il s’agit bien d’une inadvertance. Car, non seulement il n’est nulle part question d’une suppression du corps des commissaires, mais encore l’exposé des motifs du projet de loi soumis en 1950 à votre section de l’Intérieur et à votre assemblée générale faisait état de ce corps nouveau, créé en 1942, comme d’un élément venu s’ajouter à la législation de 1935, et comme d’un élément que l’on ne songeait pas à supprimer.

Comme rien dans la lettre de la loi de 1952 ne vient expressément à l’appui de la thèse de l’abrogation de la loi de 1942, nous pensons que nous sommes dans un cas où les travaux préparatoires doivent éclairer le texte, ou plutôt le silence de ce texte qui semblerait conduire à une abrogation implicite et ces travaux préparatoires ne laissent pas de doute sur le fait que personne n’a voulu en 1952 supprimer le corps créé en 1942.

Nous pensons donc que la loi de 1952 n’a ni abrogé, ni entendu abroger celle de 1942 et que celle-ci est par suite toujours en vigueur.

b) Mais - et c’est là le second aspect du moyen - cette loi du 17 février 1942 a-t-elle pu autoriser le gouvernement à prendre le décret attaqué ? A-t-elle pu lui constituer une base légale suffisante ?
Le requérant le nie, en soutenant que le corps des commissaires de l’air du décret de 1953 est tout différent du corps des commissaires ordonnateurs de l’air de la loi de 1942 ; que c’est un corps nouveau, distinct de celui qu’avait créé la loi de 1942 et qu'il n’appartenait donc qu’au législateur seul de créer.

Cette thèse, Messieurs, ne manque pas de trouver pour l’étayer des arguments non négligeables :

- L’appellation du corps elle-même a été modifiée. Alors que l’article 3 de la loi du 17 février 1942 l’avait dénommé corps des commissaires ordonnateur de l’air, le décret de 1953 en fait un corps des commissaires de l’air.

- Ses attributions nouvelles surtout le transforment. Alors que le décret de 1942 avait à peu près maintenu les commissaires ordonnateurs dans leur rôle d’ordonnateur, l’article 3 du décret attaqué, qui énumère très longuement les attributions des commissaires de l’air et dont la lecture est instructive, en fait, selon sa propre expression, des administrateurs à vocation générale, conseillers juridiques du commandement, et qualifiés pour toutes les questions administratives. Ils sont dorénavant bien plus proches des commissaires de la marine que des anciens commissaires ordonnateurs et ce n’est évidemment pas par hasard que le mot d’ordonnateur a disparu de leur titre.
Or, il est possible de se demander si, par ce mot d’ordonnateur, le législateur n’a pas défini la mission du corps qu’il créait et en a précisé les limites.

- En troisième lieu, l’article 4 du décret attaqué a consacré une prééminence nouvelle des commissaires de l’air sur les officiers des services administratifs de l’air, portant ainsi atteinte aux prérogatives de ce dernier corps. Et ces dispositions s’accompagnent de mesures destinées à donner un attrait à la carrière, en particulier sur le plan de l’avancement, de manière à rapprocher cette carrière de celle des commissaires de la marine.

- Enfin, le décret attaqué comporte un article 14 qui semble faire écho à la thèse de la requête, et même en avouer le bien-fondé. Situé en tête du chapitre relatif aux dispositions transitoires, cet article est ainsi rédigé ::
« Sont admis d’office dans le corps des commissaires de l’air visés aux articles 1er à 13 ci-dessus, avec leur grade et leur ancienneté de grade, les officiers qui, à la date de publication du présent décret, appartiennent au corps des commissaires ordonnateurs de l’air »
« Pendant une période de sept ans à compter de la publication du présent décret, des dérogations aux prescriptions de l’alinéa 4 de l’article 13 seront admises en leur faveur »

Et cet article 14 est suivi d’un article 15 prévoyant que, "pendant la même période transitoire, des officiers d’active de l’armée de l’air pourront être recrutés dans le nouveau corps".

Il ressort donc de ces dispositions :
- en premier lieu, que le décret attaqué lui-même parle du corps des commissaires ordonnateurs de l’air et du corps des commissaires de l’air comme de deux de corps distincts nécessitant des mesures d’intégration des officiers du premier dans le second ;
- qu’il laisse place, pour le recrutement du nouveau corps, à des officiers étrangers au corps ancien ;
- enfin, qu’il donne un statut spécial aux anciens commissaires ordonnateurs au sein du nouveau corps pendant une période transitoire, les dispensant pour les promotions aux hauts grades des stages exigés dorénavant dans certains emplois.

On conçoit que le requérant ait vu dans ces dispositions la preuve décisive de ce qu’il soutient, à savoir que le corps nouveau est distinct de l’ancien, et le ministre de la Défense nationale n’est pas loin de lui donner raison lorsqu’il observe lui-même qu’un projet initial donnait un support législatif particulier au décret attaqué, et que ce n’est que par la suite que l’on a cru pouvoir se passer du vote d’une loi.

Est-il possible, Messieurs, d’échapper à la rigueur d’une telle argumentation ? En avouant en quelque sorte la dualité des deux corps, le décret attaqué a-t-il consacré une nouvelle inconséquence et édicté des dispositions qui eussent pu trouver leur place dans un décret venant appliquer une législation nouvelle, mais qui paraissent quelque peu intempestives dans un décret qui se réclame de la loi du 17 février 1942 ?
A la vérité, on pourrait être tenté de soutenir que la loi du 17 février 1942 contenait une délégation suffisamment large pour que le gouvernement puisse se croire les coudées franches. La loi de 1942 est assez laconique et, bien manifestement, elle a voulu déroger à la règle traditionnelle selon laquelle le statut des officiers est matière législative.

Mais les termes de la loi du 17 février 1942 autorisent-t-ils un tel effort ? Cette loi, fort brève, ne comporte que trois articles :
- l’article 1er crée le corps des commissaires ordonnateurs de l’air et les déclare soumis au statut général des officiers, celui de la loi du 19 mai 1834 modifiée en particulier par la loi du 26 décembre 1925 ;
- l’article 2, celui qui importe le plus en l’espèce, précise que « des dispositions statutaires particulières au corps …notamment en ce qui concerne le recrutement, la hiérarchie, la fixation des effectifs, l’avancement, la discipline, feront l’objet de décrets ultérieurs » ;
-l’article 3 enfin substitue l’appellation de commissaire ordonnateur de l’air à celle d’intendant de l’air.

Certes, fait-on observer, l’article 2 de la loi n’a pas absolument la rédaction d’un texte de délégation de pouvoirs. Certes, ne parle-t-il que de dispositions statutaires particulières et non de dispositions générales dérogatoires. Certes, ignore-t-il la question des attributions du corps nouvellement créé. Mais l’énumération qu’il donne des matières confiées au décret n’est pas limitative, l’emploi de l’adverbe « notamment » le prouve à l’évidence, et une preuve supplémentaire en est que le décret du 17 février 1942 lui-même traitait déjà des attributions. Et toutes ces observations sont assurément pertinentes.

Cependant, pour admettre que cette loi constitue un support juridique valable au décret attaqué, il faut aller plus loin encore :  il faut admettre que la délégation autorisait le gouvernement, non seulement à appliquer voire à adapter les règles du statut des officiers au nouveau corps, mais encore à y déroger et prévoir par exemple pour les sous-lieutenants un an de grade au lieu de deux et qu’ainsi la référence faite par la loi à la législation de 1834 est sans sanction juridique. Il faut admettre ainsi qu’elle l’autorisait à modifier le statut du corps voisin des officiers des affaires administratives dont le décret attaqué mutile les prérogatives, fixées cependant dans un texte de portée législative, l’article 50 de la loi du 9 avril 1935.

Il faut admettre que le mot d’ordonnateur n’est qu’un titre qui ne crée aucune obligation au gouvernement pour la détermination des attributions du corps, bien qu’une tradition se soit établie à cet égard et que les commissaires ordonnateurs, comme les intendants de l’air qu’ils ont remplacés, n’aient jamais été que des ordonnateurs.

Il faut admettre enfin que l’illégalité qui, elle, est flagrante, du changement de titre n’entache pas d’irrégularité les autres dispositions du décret.

Tout cela, à la vérité, messieurs, n’est pas impossible, bien qu’à la base de cet effort, on ne trouve qu’un texte de loi dont la rédaction ne paraît pas a priori lui avoir donné une semblable portée.
Il est en effet une constatation qui interdit de négliger une pareille thèse c’est que dès l’instant où le législateur s’abstenait de légiférer dans une matière qui était traditionnellement législative, il fallait bien que le gouvernement définit ce qu’il avait laissé dans l’ombre.

Mais il reste, Messieurs, dans cette hypothèse, à répondre à une ultime question : une telle construction, pour plausible qu’elle soit, est-elle capable de franchir avec succès le dernier obstacle que constitue la rédaction - non équivoque celle-là - de l’article 14 du décret attaqué, rédaction qui, encore une fois, consacre et avoue la dualité des corps de commissaires ordonnateurs et de commissaires ? Suffit-il de répondre qu’il s’agit, là encore, d’une erreur de rédaction ?

Nous ne le pensons pas. Et nous pensons qu’au contraire, l’interprétation du décret attaqué s’éclaire singulièrement si l’on adopte la thèse de la requête de la création d’un corps distinct de celui de la loi de 1942.
- alors l’article 14 du décret attaqué prend tout son sens et n’est pas le fruit d’une nouvelle inconséquence ;
- alors le changement de titre s’explique ;
- alors la transformation des attributions, en même temps que la disparition du mot ordonnateur de l’appellation du nouveau corps s’harmonisent et ne sont pas simple coïncidence ;
- alors le désir préalable du ministre de la Défense nationale de faire précéder ce décret d’une loi se comprend ;
- alors le texte même de la loi du 17 février 1942 se trouve ramené à la portée que la grammaire semblait a priori lui destiner.

C’est pourquoi, en définitive, et tout en reconnaissant que la thèse du ministre de la Défense nationale est loin d’être négligeable, nous estimons que le décret attaqué, qui n’a pu se fonder utilement sur la loi du 17 février 1942, manque de base légale et doit, par suite, être annulé.

Ce n’est donc qu'à titre subsidiaire que nous vous signalerons qu’au cas où vous viendriez à penser que la portée de la loi du 17 février 1942 était telle qu’elle autorisait  le gouvernement à prendre le décret attaqué dans son ensemble, il vous faudrait statuer sur la légalité de dispositions particulières qui se trouvent contestées.

Mais, mise à part la condamnation évidente du changement de titre, qui ne nécessite d’ailleurs pas de dispositif particulier, une seule disposition se trouve contestée : celle de l’article 9 qui prévoit la promotion des sous-lieutenants au grade de lieutenant après un an de grade seulement.

Mais le requérant n’a pas intérêt à la critiquer, car elle ne lui porte aucun préjudice, alors qu’il est en fin de carrière, et aussi libérale que soit votre jurisprudence telle qu’elle découle de votre décision Rodière, elle ne vous autoriserait pas à trouver chez le requérant un intérêt suffisant pour agir.
Il n’y a donc pas de place pour une annulation partielle du décret attaqué.
Annulation dans son ensemble".

* "Un statut remis en cause", 2 mai 2017
**Voir aussi - dans l'article ci-dessus - le discours du ministre, M Messmer, devant l'assemblée le 21 juillet 1960 ("Il nous est arrivé un malheur")
***Entré au Conseil d'Etat comme auditeur en 1942. A partir de 1946, membre de plusieurs cabinets ministériels.  notamment directeur de cabinet de François Mitterrand à six reprises dans différents départements ministériels.
Maître des requêtes en 1948, il exerça la fonction de commissaire du gouvernement auprès de la Section du contentieux à trois reprises entre 1949 et 1964. Conseiller d'Etat en 1964, il fut président de la 2e sous-section du contentieux de 1967 à 1974. De 1981 à 1982, président directeur-général de l'Agence Havas. Vice-président du Conseil d'Etat de 1982 à 1987.