dimanche 29 janvier 2017

De l’adaptabilité du commissaire de l'air…

Commissaire colonel (R) Hervé Languenan (ECA 78)

L’article de notre camarade Michel Monier (ECA78) avait évoqué, entre autres, « l’employabilité du commissaire », notamment dans les moments de « reconversion » après la carrière militaire.

Ce récit a rappelé à un autre camarade de la 78 (décidément, quelle promo !) une expérience d’adaptabilité vécue cette fois dans des fonctions militaires, à l’occasion d’une OPEX effectuée en Arabie Saoudite d’août à décembre 2001.

« Arabie Saoudite : « Prince Sultan Air Base » (PSAB), non loin de la bourgade d’Al Kharj, 80 km au sud-est de Riyad.


Voilà trois semaines que j’ai pris mes fonctions de Commissaire de l’opération ALYSSE.  Le contingent français (145 personnels et 9 appareils) est – avec les États-Unis (3 500 personnels et 60 appareils) et la Grande-Bretagne (240 personnels et 8 appareils) – membre de la coalition chargée, dans le cadre de l’opération Southern Watch, d’appliquer la résolution n° 688 de l’ONU d’avril 1991 : « Interdire à l’Irak l’utilisation de ses moyens aériens au sud du 32e parallèle ».


Les conditions matérielles de vie et de travail sont très acceptables, dans du « dur » climatisé. Je n’en dirai pas autant de «l’environnement» au sens large. Les dimensions de la base (rectangle de 45 km sur 35) imposent de longs déplacements quotidiens (20 km séparent en effet la zone opérationnelle de la zone « vie »), moitié sur piste, moitié sur asphalte. Le sable et la rocaille occupent tout ce qui n’est pas « construction », c’est-à-dire une surface considérable… Le thermomètre dépasse 30° dès six heures du matin et atteint régulièrement 55° à l’ombre à la mi-journée. Les sorties sont strictement limitées et encadrées : de toute manière, il n’y a rien à faire ou à voir à l’extérieur de la base hormis le désert, mais on l’a déjà à l’intérieur…


Partie de la zone-vie
La seule manière de « s’aérer » – si tant est que le terme soit approprié – reste une sortie à Riyad que l’on atteint après 80 km sur la « route de la mort » : les Saoudiens, pour la plupart, n’ont en effet pas de permis de conduire et possèdent de puissantes voitures…

Les règles de vie et de comportement sur la base – dotées de nombreux interdits – sont fixées et contrôlées par le commandement américain, et l’alcool, bien évidemment, strictement prohibé. Gare aux contrevenants dans tous les domaines réglementés !

Nous sommes le 11 septembre 2001. Je dîne, comme à l’accoutumée, avec des officiers du staff français au milieu de 400 à 500 convives, officiers et sous-officiers, américains dans leur grande majorité.  Comme dans tout espace collectif « vie » sur la base, nous sommes cernés par les écrans géants de télévision qui diffusent en boucle les informations transmises par CNN. En règle générale, personne n’y prête vraiment attention. Soudain, une exclamation stridente – « Oh My God ! Look at that ! » – interrompt  le brouhaha des conversations. Les yeux se tournent vers un jeune sous-officier féminin américain qui désigne l’un des écrans : un avion de ligne vient de percuter la tour n° 1 du World Trade Center  de New York… Quinze minutes plus tard, la tour n° 2 subit le même sort.

Le COMELEF est alors convoqué en réunion de crise dans les hautes sphères du commandement. Au mess, à la vue des images diffusées en direct, une sorte d’hystérie collective s’empare de la salle et donne lieu à quelques scènes pénibles. Nous rejoignons rapidement nos quartiers pour attendre les ordres, car il ne fait plus de doute à cet instant qu’il ne s’agit pas d’un accident mais bel et bien d’un attentat.  Nous prenons également peu à peu conscience de notre propre situation : membres d’une coalition « leadée » par les États-Unis, qui plus est en territoire saoudien, le briefing d’arrivée nous a bien spécifié que la menace terroriste en ces lieux, au même titre que les scuds Irakiens, faisait partie des préoccupations majeures en termes de protection.

De fait, la réaction américaine est directe et brutale : nous passons en alerte sécurité maximale, et toute sortie de la base est interdite jusqu’à nouvel ordre. Côté français, des changements s’opèrent également : le COMELEF rejoint physiquement les quartiers du haut commandement américain, tandis que le commandant du DETAIR (Lcl PN) est aussitôt envoyé, pour une durée indéterminée, sur un porte-avions croisant dans le golfe Persique afin de mettre au point un certain nombre de missions de reconnaissance au-dessus de l’Afghanistan.

Pour assurer la continuité de la chaîne de commandement, il est décidé que le commandant du DETAIR sera remplacé par l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé. Par le plus grand des hasards, il se trouve que cet officier n’est autre que… moi-même. Tout en continuant d’exercer mes fonctions de Commissaire de l’opération, je dois donc dorénavant assurer en parallèle le commandement du détachement air (détachements opérationnels et services du support). Cette nomination inattendue n’est pas sans provoquer quelques sourires au départ…

Commandant du DETAIR
Dès le lendemain des événements, je suis adoubé dans mes nouvelles fonctions par le COMELEF à l’occasion d’une cérémonie en hommage aux victimes des attentats au cours de laquelle je passe pour la première fois « mes » troupes en revue. Reste à présent à faire mes preuves dans ces habits tout neufs…

Même si, hiérarchiquement, j’exerce la tutelle des fonctions opérationnelles (détachements Mirage 2000 et KC 135, moyens opérationnels, « piste », etc.) et de support (services administratifs,  moyens techniques, protection, service médical, sports, etc.), je laisse aux différents « chefs » de ces secteurs ainsi qu’aux « COM » auxquels ils sont fonctionnellement rattachés, le soin de gérer au quotidien l’aspect purement technique de leurs tâches respectives. Je garde toutefois un œil curieux, attentif et centralisateur sur l’ensemble des activités. En effet, si diverses qu’elles soient (et parfois nouvelles pour moi), je n’en demeure pas moins, dans une large mesure, redevable vis-à-vis du COMELEF.

Cet exercice pluridisciplinaire, qui ne figure pas dans la liste des compétences et attributions traditionnellement dévolues aux commissaires, pourrait inquiéter. Cependant – et en toute modestie –, après les premiers jours de mise en train, je me sens à l’aise dans ce rôle nouveau.

(c) sirpa air/Guyot
Je me dois de préciser - s’agissant notamment de la partie « opérationnelle » - que, passionné d’aviation, je suis curieux de la « chose » aéronautique en général et de tout ce qui l’entoure. Antérieurement à ce séjour, j’ai exercé sur deux bases « chasse » les fonctions de commissaire de base pendant huit ans au cours desquels j’ai pu tout à loisir me forger une solide expérience dans le domaine aéronautique. Au moment où je suis appelé à exercer mes nouvelles  fonctions, je mesure d’emblée, et avec gratitude, le bienfait des acquis de ce long parcours sur le terrain. L’intérêt que je porte aux opérations aériennes, allié à mes connaissances techniques, me vaut rapidement l’adhésion des « opérationnels ». La partie est gagnée de ce côté !

En sus de ces tâches opérationnelles et de soutien, les facettes les plus contraignantes et les plus chronophages de mes nouvelles fonctions restent sans aucun doute la  « vie » de notre petite communauté (discipline, cérémonies, accueil de personnalités, pots de départ, etc.) mais aussi, et surtout, mon double rôle  « d’ambassadeur » et d’interface vis-à-vis du commandement américain de la base. Le challenge est d’envergure : montrer que le DETAIR et, par là même, la « maison France » existent, et ce, à 145 contre 3 500 !

Un détachement français au sein d’une base internationale americano-centrée

Mascotte du détachement
J’ai expérimenté un certain nombre de manières d’y parvenir, avec des succès relatifs parfois… Je ne relaterai ici que quelques situations, plus ou moins heureuses, qui ont fait mon quotidien à cette époque.
- Prouver, lors d’exercices de combat aérien, que nos Mirage 2000 peuvent rivaliser avec succès avec les F15 et F16 américains. Nous l’avons fait à plusieurs reprises… au grand dam de nos alliés !
- Ne pas se laisser déstabiliser lors des « rapports base » hebdomadaires : amphithéâtre de 500 personnes plein à craquer, table des « chefs » sur la scène… dont un Français, moi. Grands moments de solitude lorsque je dois répondre à certaines questions du commandant de base (général 2 étoiles) à l’accent texan prononcé, donc incompréhensible ! Je dois à mon voisin de table, parfaitement bilingue, d’avoir à plusieurs reprises échappé au rouge au front…
- Faire le dos rond lorsque je suis convoqué par ledit chef au motif que pour la énième fois une voiture du contingent français n’a pas respecté les limitations de vitesse ou qu’un militaire féminin américain a porté plainte contre l’un de mes aviateurs pour harcèlement « sexuel » alors qu’il l’avait involontairement frôlée dans la piscine !
- Remettre triomphalement la « Coupe de la défense » au capitaine commandant les commandos  de l’air à l’issue d’une compétition d’une journée entre les différentes forces de protection des trois armées coalisées, brillamment remportée par… nos « cocoyes ».
- etc...

Je ne m’étends pas sur les multiples cérémonies, anniversaires, promotions, etc. organisés par les Américains – au bas mot une manifestation tous les deux jours ! – au cours desquels j’ai, de surcroît, représenté le contingent français.

J’ajoute enfin que ces fonctions de commandant du DETAIR, qui n’étaient à l’origine que « provisoires », auront duré près de trois mois… tout juste le temps d’achever mon séjour à Al Kharj et avant que ne se mette en place une nouvelle organisation au sein de l’opération ALYSSE.

À titre anecdotique,  durant cette longue période, je n’ai eu l’occasion de sortir de la base qu’une fois – tout le monde n’a pas eu ce privilège – pour rendre une visite protocolaire au nouvel  attaché de Défense à Riyad. Le  lecteur aura sans doute du mal à imaginer l’immense bonheur de faire route à l’extérieur des barbelés et, récompense ultime, le plaisir de partager… un excellent vin durant le repas. Cette éphémère transgression a pris comme un air de fête !

En forme de conclusion 
Au travers des enseignements que j’ai pu tirer de l’exercice de ces fonctions inhabituelles, je rejoins bien volontiers celles et ceux qui, jeunes ou moins jeunes, ont avant moi vanté les capacités d’ADAPTABILITÉ  des commissaires de l'air…

Mais d’où nous viendrait donc cette belle faculté ? J’avancerai trois éléments en guise de réponse :

En premier lieu, l’assise solide que constitue notre formation ab initio (universitaire puis spécialisée), empreinte d’une « souple rigidité »  propre à favoriser l’ouverture tout en garantissant le respect de la règle de droit.

En deuxième lieu, une curiosité certaine, de celle qui pousse à se projeter au-delà des seules connaissances  et des seuls savoir-faire qu’exige l’exercice de  notre métier.

En troisième lieu, la diversité des attributions et des responsabilités qu’il nous est donné d’exercer sur les bases de défense et bases aériennes (en BIS notamment), en état-major (juridique, finances), direction (RH) ou service (SCA), en OPEX, et ce, très tôt après l’entrée dans la carrière.
Ajoutons-y  subsidiairement, de manière plus subjective, le goût du commandement et de l’action, et nous trouvons ici réunis tous les ingrédients pour mener à bien – parfois - des missions qui ne figurent pas dans notre cœur de métier. »

Commissaire colonel (R) Hervé Languenan (ECA 78)