vendredi 19 juin 2015

La gestion lucide...

Par le commissaire général (2S) Pierre Ducassé

Dans la suite de l’article du commissaire général Henri Louet sur les débuts du budget de fonctionnement en 1974, un autre directeur central (1992-1995), le commissaire général Pierre Ducassé (ECA 62), nous rappelle ce jour de 1987 où le fameux « BF » aurait pu être transfiguré en outil de « gestion lucide », fondé notamment sur la fongibilité des crédits,  et ceci 20 ans avant que la LOLF n’affiche explicitement ce même principe en 2005 mais ...pour disparaître à nouveau car, non vraiment, cette fongibilité porte trop atteinte à l’orthodoxie des règles budgétaires et comptables. 

Cet article, teinté de cet humour discret apprécié de nos lecteurs, nous décrit par le menu, sur un cas concret, comment peuvent parfois être  prises certaines décisions.

Affecté au Cabinet militaire du Ministre de la Défense de mai 1984 à novembre 1988, j’ai eu l’honneur d’approcher quatre ministres : Charles Hernu, Paul Quilès, André Giraud et Jean-Pierre Chevènement. C’est au troisième, André Giraud, le plus injustement méconnu, que je dois l’épisode le plus passionnant et le plus … frustrant de ma carrière de commissaire.
André Giraud (décédé en 1997) était polytechnicien et ingénieur de l’Ecole des Mines (ce qui est le top des polytechniciens). Notre ministre était  un homme supérieurement intelligent, un esprit brillant, comprenant tout avant qu’on ne lui explique quoi que ce soit, valorisant chaque idée, chaque mot, chaque chiffre par des développements lumineux. […]


Lorsque sa secrétaire me convoqua de bon matin, toutes affaires cessantes, dans le bureau du patron, je n’étais pas rassuré. Je savais qu’il avait visité une base aérienne la veille et, en général, il ramenait de ses visites des petites bombes qu’il convenait de désamorcer rapidement : les marchés de denrées alimentaires, le couchage des appelés, la surveillance des consommations d’énergie… Mais ceci se réglait toujours par un échange de fiches courtes, parfois annotées de la main du ministre. Mais une convocation pareille, bigre !

Le commandant de base, me dit le ministre, avait chanté louange de son budget de fonctionnement, de la souplesse que ce système avait introduit dans sa gestion quotidienne, de l’assurance qualité apportée par la présence de son commissaire de base … Je buvais du petit lait mais ma satisfaction béate fut de courte durée. « Votre budget de fonctionnement, cela ne vaut pas pipette ! », annonça-t-il dans ce langage délicieusement suranné qu’il affectionnait. Et il m’énuméra tous les défauts et imperfections du système, se moquant surtout de l’étroitesse du domaine couvert par ce budget. « Ce pauvre commandant de base s’imagine gérer un budget, alors que son BF couvre moins de 1% des dépenses de sa base ! Le ministre qui a monté un tel système était bien timoré (merci Michel Debré…). Vous vous êtes fait manœuvrer par les Finances ! ». Bien sûr, je savais tout cela, mais je savais aussi quels combats il avait fallu mener pour obtenir ce petit domaine de liberté et le progrès que cela représentait.

Un esprit comme celui d’André Giraud ne se borne pas à la critique, il échafaude des systèmes originaux. En quelques minutes, le ministre développa son projet : chaque échelon de la hiérarchie doit devenir une cellule décisionnelle, chacun doit être responsable de son budget, de tout son budget, et en répondre devant l’échelon supérieur. Le chef de corps doit devenir un véritable chef d’entreprise, faire des choix d’investissement, gérer lui-même son personnel et, en contrepartie de ses dépenses, présenter le résultat de ses produits. A ce niveau du développement ministériel, je savais que toute discussion était inenvisageable. Je l’avais vu en réunion dire à un intervenant : « Je n’attends pas de vous des objections, mais des solutions ». Il avait décidé qu’il faudrait débuter une expérimentation pour le prochain exercice budgétaire (dans quatre mois !). Il avait même trouvé le nom de son projet : ce serait la gestion lucide.

Il ne me restait plus qu’à mettre les mains dans le cambouis : classer toutes les dépenses, y compris du titre 5, trouver des clés de répartition pour les dépenses centralisées, chiffrer les matériels et leur amortissement, imaginer des solutions acceptables pour la gestion décentralisée du personnel, inventer ce que pourrait être le « produit » d’un régiment de chars, tracer le cadre d’un bilan et d’un compte d’exploitation adaptés, et … trouver un corps représentatif mais pas trop compliqué et commandé par un chef compréhensif ! Sur ce dernier point, j’ai été bien aidé par mon collègue de cabinet, commissaire de l’armée de terre, qui a traité avec son état-major : ce sera l’Ecole de pilotage d’hélicoptères de combat de l’ALAT implantée à Le Luc.


La phase « théorique » fut menée bon train et je n’en étais pas peu fier. Le ministre en suivit l’avancée de très près. Lorsqu’il avait un quart d’heure entre deux réunions sur la rédaction du Livre Blanc de la Défense, l’avancement de la loi de programmation militaire, la coopération franco-britannique, la préparation d’un sommet de l’OTAN …, il me convoquait dans son bureau pour parler comptabilité publique et gestion lucide. Il semblait prendre beaucoup de plaisir à ces récréations ! Pour ma part, je me sentais bien seul. Les états-majors et les directions centrales ricanaient (en douce, bien sûr) sur cette nouvelle lubie du ministre et j’avais bien du mal pour obtenir d’eux le prix d’un hélicoptère, le coût de la maintenance ou de l’heure de vol, l’amortissement des hangars… Et lorsque j’évoquais la possibilité pour le chef de corps d’acheter des hélicoptères américains sur étagères ou d’échanger un cuisinier contre une machine-outil, c’était la franche rigolade ! Au sein du cabinet du ministre, je ne récoltais que sourires gênés et encouragements compatissants. Le ministre n’avait cure de mes difficultés et se montrait même satisfait de l’avancement de mes travaux. Nos petites réunions étaient de plus en plus confiantes et je dois dire que j’en étais benoîtement ravi.


Le 1er janvier 1988, l’expérimentation débuta au Luc. Le colonel et son personnel jouèrent le jeu avec loyauté et persévérance malgré la charge de la tenue d’une double comptabilité dont l’une était inventée au jour le jour. Lorsqu’ils se heurtaient à un obstacle majeur, nous n’hésitions pas à sabrer dans le vif  avec des évaluations hasardeuses ou des clés de répartition audacieuses.

Mais, au fil des semaines, le ministre prit peu à peu du recul et sembla se désintéresser de l’expérimentation. Il faut dire que l’élection présidentielle approchait à grands pas et que les perspectives étaient sombres pour le gouvernement. […] Son esprit était donc ailleurs. Les ricanements sur la gestion lucide firent place à des critiques plus franches, les états-majors clamaient qu’ils avaient d’autres chats à fouetter, le Secrétaire Général pour l’Administration affirmait qu’il n’avait jamais entendu parler de ce «mouton à cinq pattes » … Après la réélection du Président Mitterrand en avril 1988, puis la victoire de la gauche aux élections législatives qui suivirent la dissolution, arriva un nouveau ministre, Jean-Pierre Chevènement. Je ne pense pas qu’il fut question de gestion lucide lors de la cérémonie de passation des pouvoirs entre les deux ministres, ni que l’arrivant ait trouvé un dossier sur ce sujet sur le bureau du partant. Toujours est-il que personne n’entendit plus parler de ce sujet !

Je quittai le cabinet du ministre au mois de novembre suivant  Bien entendu, le colonel du Luc et son personnel continuèrent leur double comptabilité jusqu’à la fin de l’année, puis j’ai perdu leur trace … Il semble que le grand projet de gestion lucide était tombé dans les oubliettes.

*
J’estime cependant ne pas avoir perdu mon temps durant les quelques mois de cette aventure. Tout d’abord, que les plus émotifs se rassurent, j’ai continué à assurer les autres tâches de mon poste. Je suis prêt, par exemple, à raconter comment j’ai sauvé la vie du Chœur de l’Armée Française … à condition que le commissaire général Jourdren, qui est le véritable père de cette prestigieuse formation, veuille bien en raconter la gestation, la naissance et les débuts difficiles ! Cette expérience m’a obligé à revoir les quelques vielles notions de comptabilité acquises à l’Ecole du commissariat, mais surtout à me plonger dans les méthodes modernes de gestion que l’approche du BF avait seulement effleurées. Quelques années plus tard, cela m’a permis de ne pas être trop largué par le langage des jeunes loups du commissariat nourris au lait du management moderne dans une de ces filières d’excellence mises en place par notre très regretté et très talentueux commissaire Golfier.

« Les ministres passent, l’administration demeure », dit-on volontiers. J’ajouterai : « …surtout l’administration du Ministère des Finances ». Malgré sa lumineuse intelligence, monsieur André Giraud ne pouvait qu’être vaincu par le poids d’une institution séculaire et par la durée limitée de son mandat. N’est pas Robert McNamara qui veut. On peut imposer bien des choses à l’administration militaire, mais, lorsqu’il y faut l’aval des Finances, la dimension politique l’emporte et celle-ci manquait à notre ministre visionnaire.

Malgré la fin filandreuse de cette affaire et les moqueries qu’elle m’a values, j’en garde toujours un souvenir agréable, celui d’une rencontre rare avec un homme exceptionnellement brillant.