dimanche 19 octobre 2014

Stendhal, le Rouge plus que le Noir

Du commissariat à la littérature

par Jean-Bernard Besse (ECA74)
Le Piège décembre 2008

Nous savons que beaucoup de commissaires de l'air et de commissaires des armées d'ancrage air sont des passionnés d'écriture (voir nos 3 articles sur ce sujet).
Jean-Bernard Besse (1948-2011) a rappelé, en 2008, les états de service de Stendhal (Henri Beyle) qui fut, en quelque sorte, le premier de ces commissaires écrivains, même s'il n'était pas aviateur (personne n'est parfait).

"C'est en lisant une des œuvres de Julien Gracq (un de mes auteurs de prédilection, que j'ai eu le bonheur et l'immense honneur de rencontrer en 2004, chez lui, à Saint-Florent-le-Vieil), intitulée « En lisant en écrivant », et plus particulièrement le chapitre intitulé « Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola », que mon attention a été arrêtée par le passage suivant : « La chute de Napoléon a été la chance de Stendhal (1). Tout de même, après que la première "réussite dans l'épicerie" eut tourné court à Marseille, il était en train de se pousser joliment, quoi qu'on dise, dans les riz-pain-sel de la Grande Armée (2) ».


Les "riz-pain-sel" étaient un sobriquet qu'à l'armée on donnait, par plaisanterie, aux employés du service des subsistances, à cause des titres que portaient les colonnes des états dressés par ces employés (cf. Littré). Et, par extension, c'est le surnom donné aux commissaires des guerres, aux
commissaires de la Marine et aux commissaires de l'Air, chargés de l'approvisionnement de ces denrées, entre autres.

Donc, comme dans "Le Rouge et le Noir" où les fils de l'aristocratie avaient le choix entre la carrière ecclésiastique, le Noir, et le Rouge, la carrière militaire, Stendhal opte, pendant 8 ans, pour une carrière militaire, certes courte mais effective. Les commissaires des armées peuvent donc se targuer d'avoir eu, entre autres, un illustre prédécesseur.

Pour être précis, il ne faut pas oublier qu'après la prise de pouvoir par Napoléon, il avait été préalablement dragon. En 1799, H.Beyle arriva à Paris, recommandé à M. Dam, ancien secrétaire général de l'Intendance du Languedoc. Il participa ensuite à l'expédition de Marengo et M. Dam
le fit nommer au 6ème régiment de dragons, en mai 1800, où il y servit quelque temps comme simple dragon.

Il fut aide de camp du lieutenant-général Michaud. Mais, sur une décision du ministre de la Guerre qui ordonna à tous les aides de camp de rentrer à leur corps, H. Beyle rejoignit le 6ème régiment de dragons à Savigliano, dans le Piémont. Il s'y ennuya, vint à Grenoble et partit pour Paris. Le ministre se fâcha et H. Beyle donna sa démission, ce qui le brouilla avec M. Dam.

En 1806, son père commençant à se ruiner et à lui envoyer moins d'argent, Martial Daru, sous-inspecteur aux Revues, l'engagea à le suivre à l'armée, ce qu'il fit, pour gagner fortune et titres, et vivre enfin à sa guise. En octobre 1806, il assista à la bataille d'Iéna et, le 26 octobre, il vit Napoléon entrer à Berlin.

Comte Pierre Daru
Dès la fin de l'année 1806, il alla à Brunswick, en qualité d'élève commissaire des guerres et "d'adjoint provisoire aux commissaires des guerres", puis de « commissaire des guerres », dans les services de son cousin et protecteur Pierre Daru (frère de Martial), chargé du ravitaillement et de l'approvisionnement de la Grande Armée.

Ainsi, de 1806 à 1808, il est fonctionnaire impérial à Brunswick, chargé d'administrer les domaines impériaux dans les départements de l'Ocker et, en outre, de surveiller les biens du roi de Westphalie. En 1808, il commence au petit palais de Richemont (à dix minutes de Brunswick), où il
séjournait en sa qualité d'intendant, une histoire de la guerre de la succession d'Espagne.
Après avoir été rappelé à Paris à la fin de 1808, il repart en avril 1809 pour la campagne de Wagram. Il suit l'armée mais n'assiste pas à la grande bataille, malgré ce qu'il a pu dire. En 1809, il fait aussi la campagne de Vienne, toujours comme élève commissaire des guerres. À Vienne, il appartient à nouveau aux services de Martial Daru, intendant de la province, qui lui donne une mission en Hongrie. De, 1810 à 1811, grâce au comte Daru, il est nommé auditeur du Conseil d'État, puis inspecteur du mobilier et des bâtiments de la couronne, poste où il fait de scrupuleux rapports sur les mobiliers des demeures impériales et des musées.

Smolensk
Le 23 juillet 1812, après avoir été reçu en audience auprès de l'Impératrice, il part rejoindre le quartier général de l'Empereur muni du portefeuille des ministres ; il y parvient le 14 août et, un mois plus tard, entre à Moscou. Il en repart le 16 octobre, précédant la retraite, chargé de diriger les approvisionnements à Smolensk, Mohilev et Vitebsk.
Durant la campagne de Russie, il supporte les dangers inhérents à la guerre et les souffrances qui y sont liées avec un admirable courage.

En 1813, il fait la campagne de Lutzen et rejoint son nouveau poste d'intendant à Sagan, en Silésie, sur le Bohr. Il est toutefois las et déçu, car il n'est ni baron ni préfet ni maître des Requêtes.

Un congé lui permet de revoir Milan et sa chère Lombardie. En 1814, il est à Grenoble, adjoint au comte de Saint-Vallier, commissaire dans la 7ème région militaire. C'est alors qu'il demande son rappel, las des tracasseries administratives, las de l'ambition et de l'Empire, « le feu est éteint».

Il se trouve à Paris lors de l'entrée des Alliés. C'est la chute de sa fortune. Henri Beyle adhère aux décisions du Sénat, espère encore un poste de la protection de Mme Breugnot, qui lui propose la place de directeur de l'approvisionnement de Paris, qu'il refusera. Il quitte Paris pour Milan en juillet 1814: fuit-il les Bourbons, fuit-il l'obscurité et la gêne ?

Il commence sa vraie vie, enfin écrivain, enfin dilettante. Après 1815, il gardera cependant sa demi-solde.

Sans les aléas de l'Histoire, c'est-à-dire la chute de Napoléon, Stendhal aurait peut-être eu une carrière militaire plus complète mais est-ce bien une telle carrière qu'il ambitionnait ? Ne voulait-il pas plutôt devenir baron, préfet ou maître des requêtes? Il pensait que sa loyauté et sa façon de servir l'Empire dans les affectations diverses qu'il avait eues auraient dû lui permettre d'espérer des postes ou des fonctions plus élevés. Il obtiendra toutefois, en 1830, grâce à ses amis, un poste de consul à Trieste et puis à Civitavecchia dans les États pontificaux, où il restera en fonction jusqu'à sa mort, sollicitant de nombreux congés.

L'Armée a perdu un serviteur loyal, mais la littérature française a trouvé en contrepartie un de ses très grands écrivains."

(1)- Stendhal est né en 1783, il est mort en 1842. Ses principaux ouvrages ont été écrits après 1830.
(2)- La Pléiade, Œuvres Complètes de Julien Gracq,tome Il, page 578

(remerciements à l'AEA et à la revue le Piège)