vendredi 11 avril 2014

Juge de proximité

Un commissaire au tribunal

L’AMICAA a rendu compte récemment de la nomination d’un de nos collègues ECA 72 [et membre de l’Amicale], éminent par définition, dans un poste de juge de proximité.
Seuls deux commissaires généraux des armées (dont un « air ») ayant eu à ce jour un tel privilège, conféré par décret du Président de la République sur proposition du Conseil Supérieur de la Magistrature, il paraissait légitime de chercher à en savoir plus sur cette fonction aussi récente que mystérieuse.
Un premier sondage sur internet permettait, comme toujours, de rapporter éléments de fait et commentaires mêlés.

 Les faits tout d’abord : les juges de proximité, magistrats à temps partiel issus de la société civile (ce qui n’exclut pas les militaires…), sont recrutés sur dossier parmi des juristes d’expérience ou des fonctionnaires ayant 25 ans de pratique administrative. Nommés pour 7 ans maximum, ils ont compétence pour les affaires civiles inférieures à 4000 euros. Leurs décisions ne sont pas susceptibles d’appel mais d’un pourvoi en cassation. La réforme, récente, date de 2002 et a déjà subi des aléas. Juge collégial au départ, le juge de proximité s’est  retrouvé juge unique avant que soit décidée … la suppression de la juridiction en 2012, avec effet prévu en 2015.


Les commentaires ensuite : l’objectif de la réforme consistait à désengorger les tribunaux d’instance sans avoir à créer des postes supplémentaires de magistrats permanents. L’idée était aussi de rapprocher la justice « des gens », d’où la « proximité ». Les professionnels ont bien sûr cherché à parer le coup et la doctrine, emboîtant le pas, a pu parler à propos de cette institution de ‘monstre juridique’. Ce juge de paix a déclenché la guerre.


Pour connaître les méfaits du « monstre », il suffit de bien vouloir se transporter sur les lieux du drame :
Un jeudi matin à 9h15, devant la salle d’audience d’un tribunal d’instance parisien, un trio d’avocats en robe ondule au milieu d’une dizaine de civils débarqués du métro. A côté de la massive porte d’entrée encore close, quelques feuillets dactylographiés répertorient le rôle de la matinée. Une cinquantaine d’affaires avec la liste des demandeurs et des défendeurs ainsi que celle des avocats, pour ceux qui en ont pris. Peu d’affaires mettent aux prises des particuliers. La plupart concernent des sociétés.
9h20 Les portes s’ouvrent sur une salle majestueuse. Au fond, sous la verrière et disposée comme un autel, l’estrade de la Cour domine le modeste pupitre où viendront s’appuyer les parties. Après un fossé respectable, deux stalles où les prêtres de l’« avocature » peuvent étaler leurs dossiers. Pas de dossier en revanche sur les bancs austères réservés à la foule. Les lambris de trois mètres ne couvrent que la moitié inférieure des murs. Une foison d’appliques et de luminaires irradient. Aujourd’hui la justice sera bien éclairée.
9h33. À l’appel de « La Cour », une quinzaine d’avocats et autant de civils se dressent comme un seul homme. Le juge, en civil, encadré par une greffière et un huissier  en toge occupent l’estrade avec le ‘conciliateur’. L’horloge, massive, marque toujours l’heure d’été en mars, confirmant que la justice n’est pas à la merci du temps. L’huissier appelle la première cause. Personne ne répond. De même pour la suivante et la troisième. Négligence des parties ? Abandon ? On enchaîne. Un avocat et un civil s’approchent du pupitre. Après le justificatif d’identité, un conciliabule s’engage à trois, pratiquement inaudible pour les tiers. « Accepteriez-vous une conciliation », dit le juge ? C’est au tour du conciliateur de disparaître avec les deux intéressés dans une salle adjacente.
9h50 Les affaires se succèdent en moins de 10 minutes chacune. Il ne s’agit pas de trancher mais de rassembler les éléments de la procédure et les données fournies par chacun. Des reports sont parfois demandés ou imposés. Les questions, précises, sont formulées d’une voix calme. Plus véhémentes parfois sont les réponses. Un demandeur s’emporte à l’égard d’un défendeur. « Je vous rappelle que c’est à moi que vous devez vous adresser » dit le président d’une voix ferme. Les avocats sont graves, les avocates jouent le sourire. Tout le monde se concentre dans une ambiance feutrée. Le conciliateur, civil bénévole, revient avec un duo raide. Il a échoué, il faudra un jugement. Malgré les désaccords, la courtoisie domine. Des bribes de phrases atteignent l’assistance : « mauvaise foi », « travaux défectueux » « jamais de réponse » disent les uns, « que demandez-vous ? », « quel montant ? », « des dommages et intérêts ? » demande le juge. Les plumes  notent, les documents circulent.
10h30 La salle se vide progressivement. Les ‘entrances’ (affaires présentées pour la première fois) sont terminées. Le conciliateur part, ceux qui restent veulent en découdre. Curieusement les bavards ont changé de camp : les plus prolixes ne sont pas les avocats mais les ‘civils’ qui racontent leur malheur. Patient, le juge écoute ces péripéties sans intérêt juridique mais qui sont de la plus haute importance pour le plaignant : s’il ne gagne pas, il aura   au moins pu s’exprimer. Après un dernier « vous m’avez tout dit ? », on se sépare en se disant au revoir. La fermeté n’empêche pas la bienveillance.
11h30 Il n’y a plus d’avocats. Quelques retardataires sont pris en repêchage. L’huissier aussi est reparti. Pour mieux appuyer sa cause, la dernière plaignante, contournant le pupitre s’agrippe à l’estrade qui lui arrive au menton. Ses pieds frottent nerveusement la moquette rouge. «  Je cherche à comprendre » dit le juge, serré entre deux piles de dossiers comme dans un étau.

Le juge lève la séance. La proximité n’a pas été un vain mot. Quelque part sous les boiseries de chêne, c’est un peu l’esprit de Saint-Louis qui a soufflé ce matin.

    un ECA 69 de passage, le 13 mars 2014