jeudi 14 mars 2013


Mars 1960 : la promotion ECA 58 s'évade !
par le commissaire général (2S) Jacques Guillerm                                                                      
                                                   
Chaque promotion a son esprit, son style, ses aventures qui, avec le temps, confinent à la légende. Il serait malséant d'en glorifier l'une plus que les autres et notre propos est simplement de relater le très extraordinaire et très fabuleux parcours évasion des commissaires de la promotion 1958, que leurs noms soient vénérés dans les siècles des siècles.

Le récit se compose telle une symphonie : d'un prélude minutieux, d'une fugue proprement dite avec ses développements, variations et reprises, et d'un final somptueux, auprès duquel le choeur des esclaves du Nabucco de Verdi n'est, révérence parler, que de la petite bière.
 
                                             
PRÉLUDE
                                                             

1er rang : de g à d : P. Andrieux, B. Bonnet, J. Herry, F. Cote, C. Macquignon, J. Lavabre
2ème rang :  J. Guillerm, P. Bonfils, J. Vaissade, B. d'Antin, F. Monjoin 
La nouvelle éclata comme une grenade offensive au pas de tir de Pésséguier. Cette année là, et pour la première fois dans l'Histoire, les commissaires sous-lieutenants feraient le parcours évasion avec toute la promotion 1958.
Stupeur, incrédulité, indignation! Comment osait-on confondre des officiers - élèves en garnison à Aix-en-Provence avec de vulgaires élèves-officiers entouloubrés. Le type même de la décision scélérate.
La grogne des victimes laissa l'encadrement de marbre et la langue de bois tenta de faire son office « ...esprit de promotion...exemple à donner...montrer que les commissaires... » Seul échappait au désastre le commissaire lieutenant du recrutement interne dont les états de service remontaient (disait-il ) à la Résistance. Il feignit de nous plaindre, mais son oeil goguenard trahissait ,sans équivoque, la vilénie de sa nature.
La décision étant irrévocable, la rogne le fut aussi et « ...puisque c'était comme ça, pour de l'évasion, il allait y avoir de l'évasion ! ».
                           
Caserne Forbin – salle de cours

L'élève de semaine efface du tableau noir le schéma de la circulation erratique d'un MO2* qui de toute façon ne serait jamais arrivé à destination :

1-La mission
1.1-Objectif
Rejoindre la côte sud de Bretagne,  non loin de Guidel, en échappant à la vigilance de la gendarmerie, des autochtones sensibilisés à notre présence par des portraits-robots largement placardés et des cyrards lâchés à nos trousses comme des loups affamés.
1.2-Durée : quatre jours pour effectuer 100kms environ
1.3- Equipement :tenue de combat, sans arme, avec ration de survie.

2-La contre-mission
2.1-Objectif    
Passer quatre jours le plus agréablement possible et gagner la « boite aux lettres »                                                                                                                                                                                              au  dernier moment parles moyens les moins fatigants.  
2.2-Tenue : pantalon et pull léger sous la tenue de combat              
2.3-Moyens : argent liquide soigneusement dissimulé en cas de fouille au départ – cartes Michelin
                        soutien logistique local le cas échéant à la charge des deux bretons (1)
                               
 Après discussion, les positions se définissent ainsi :
.  Dans le premier groupe, deux d'entre eux estiment devoir jouer le jeu normalement (les évadés). Le troisième qui auraient des affaires sentimentales à régler dans la capitale vivra sa vie (le parisien).
.  Le deuxième groupe rejoindra directement Lorient pour se fondre dans la population comme le merlu dans la cale du chalutier (les lorientais).
.  Le troisième, enfin, installera son camp de base à Rennes (les rennais).

FUGUE
L'embarquement s'effectue sans douleur et sans fouille ! A Rennes-Saint-Jacques, après un vol de nuit, les véhicules sont là qui attendent sur le tarmac. Nous roulons – quelques brefs arrêts – des groupes qui disparaissent dans l'obscurité. A Dieu vat et la fugue commence à dérouler ses méandres sans fausse note, allegro ma non troppo, du côté de Loudéac ou de Saint-Méen.

Les évadés
Comme leurs confrères, ils marchent la nuit, dorment le jour, vivent de l'air du temps et des produits vitaminés. Capturés une seule fois, ils se classent dans l'excellente moyenne de la promotion, terminant fatigués mais riches d'une expérience rare. Saluons leur courage.

Le parisien
Tourne le dos à ses deux camarades, trouve un car qui l'amène à Rennes puis un train à Paris. Il disparaît de notre écran radar. Le reverra-t-on ?

Les lorientais
Gagnent en stop ce port célèbre pour ses harengs. Sans le savoir, ils ont pris des risques car l'état- major de l'opération y a installé ses quartiers. Ils sont sous la menace d'une mauvaise rencontre : commandant des promotions, brigadiers.... N'importe, ils emménagent dans un petit hôtel et pour prévenir les questions indiscrètes s'annoncent comme l'avant-garde d'une équipe de football qui ne tardera guère. En fait de sport, ils pratiquent le baby-foot, le cinéma et la gastronomie locale.

Les rennais
Rejoignent la métropole régionale en car. Loin des évènements qu'ils suivent avec intérêt dans Ouest-France, ils ont les coudées franches. Les deux finistériens retrouvent des copains étudiants qui fournissent vestes et imperméables car, exceptionnellement, ce mois de mars 1960 est pluvieux en Bretagne. Au menu donc, visite guidée de la ville avec son Parlement, match de football Rennes-Toulouse (1 à 1), excursion à Saint-Malo (tour des remparts avec vue sur l'ilôt du Grand Bé où dort Chateaubriand, plateau de fruits de mer).
               
                                                                                       
FINAL
L'aube du dernier jour se lève. Les temps sont proches, camarades, et le plus dur reste à faire : atteindre le terme du voyage dans la dignité et la discrétion, mais sans trop.
.  dignité : après quatre jours de marches et de contre-marches qui auraient être harassantes, nous ne pouvons décemment pas arriver frais et dispos au milieu d'un troupeau fourbu.Par précaution élémentaire, pendant notre « fuite » le rasoir a été banni.
.  discrétion : par la presse et la radio nous avons appris que la plupart des commandos avaient été interceptés à une ou plusieurs reprises. Pour nous aussi la capture est vitale si nous voulons être crédibles.

Les évadés
Pas de soucis pour eux, leur âme est d'une blancheur éclatante sinon leurs pieds            

Le parisien 
Coucou, le revoilà. Dans un premier temps il rameute sur les rennais. Ses yeux battus et son air las disent bien que ses affaires ont prospéré. Sortant de Fresnes ou de la Santé il ne serait pas plus convaincant.
     
Les lorientais
En cette soirée du 24 mars, les trois compères s'insèrent, avec détachement, dans le flot des ouvriers de l'arsenal et des conserveries qui regagnent les villages avoisinants. Hors de l'agglomération ils revêtent la tenue du parfait petit commando. Dès lors, ils marchent sans hâte et sans crainte jusqu'à ce qu'une patrouille de gendarmerie les arraisonne et, après un échange de propos aigres-doux (2),  les remettent à l'autorité adéquate. Mission accomplie.

Les rennais
A leur actif une organisation digne d'enseignement dans les écoles de guerre de l'évasion. L'un des bretons est nanti d'une soeur et d'un beau-frère officier de marine à Lorient. Il rejoint la cellule familiale le 23 mars pour préparer l'arrivée du groupe le lendemain.
Dans l'après-midi du 24, les rennais et le parisien prennent à leur tour le train (deux en tête – deux en queue – billets à plein tarif pour ne pas éveiller le soupçon d'un contrôleur).
En gare de Lorient, le corvettard les cueille en voiture et les emmène à son domicile. La réception est chaleureuse et le casse-croûte confortable. Ils endossent la tenue de combat abandonnant les vêtements civils qui seront réexpédiés à Aix. Revoiturage et largage dans la nature non loin de la base de Lann-Bihoué.
Le parisien part seul car sa présence dans l'escouade pourrait paraître trop providentielle à un esprit chagrin. Il cherchera en vain à se faire prendre et, en désespoir de cause, se constituera prisonnier dans une gendarmerie. Hélas, en raison de l'heure tardive, la maréchaussée refuse sa reddition mais, charitable, lui offre l'hospitalité pour qu'il se repose jusqu'à l'aube.
Les rennais progressent vers le lieu-dit Coatcorff but ultime de la manoeuvre, non sans avoir maculé de boue leurs treillis tout neufs perçus avant le départ. Les heures s'écoulant sans trace d'adversaires, ils abandonnent une discrétion qui devient de mauvais aloi pour arpenter le macadam en faisant sonner les brodequins.
Enfin le salut ! Des phares dans le lointain, la jeep qui surgit de la nuit, une esquisse de fuite : trop tard ! Les cyrards triomphent au milieu des lamentations les plus hypocrites « .. quelle poisse... si près du but...et pour la première fois... »

                                                                      *

Dans la matinée du 25 mars, la promotion toute entière se retrouve à Coëtquidan où, pendant 24 heures, chasseurs et gibiers font plus ample connaissance tandis que l'encadrement reprend avec soulagement ses troupes en main.  Notre brigadier qui ne se faisait guère d'illusions sur la nature humaine en  général et sur celle de ses commissaires en particulier, était intrigué par notre sérénité après tant d'efforts. Les sourires qu'il devinait parfois sur nos lèvres lui donnaient à penser. Mais comment savoir ? Il sonda bien le terrain en interrogeant discrètement l'un ou l'autre, pour n'obtenir que des réponses fatalement ...évasives. Il n'insista pas conservant en son coeur un doute qui nourrirait  longtemps son  pessimisme fondamental.                                                                                                          
                                                                                                                                                                               
                                                                   
de g à d : J. Guillerm, F. Cote, J. Herry, P. Andrieux, J. Vaissade, P. Bonfils, B. d'Antin, J. Lavabre
Toute histoire à sa morale. A notre retour à  Aix et après force réclamations, il fut tenu compte de notre état d'officiers pour nous allouer des frais de déplacements... au taux logé ! On mesure ainsi la sordide mesquinerie d'une hiérarchie qui fait fi de l'initiative privée. L'épiphanie des évadés fut à peine troublée par ce manque d'élégance de l'administration, car dans cette mémorable équipée, si la lettre fut largement bafouée, l'esprit...ah l'esprit.
                                                                             
                                                                                                      L'élève de semaine

  * M02 : ancien formulaire désormais présenté au musée d'histoire du commissariat de l'air, pour l'édification des jeunes générations de commissaires des armées                                                                       
   
(1) La hiérarchie méfiante composera d'autorité deux groupes de trois et un groupe de quatre personnes, ce dernier comprenant les deux ploucs, sans doute pour ne pas multiplier les risques. 

  (2 ) Les pandores ironisant lourdement sur « les officiers de salon » se feront traiter de « gendarmes d'opérette ».