dimanche 10 février 2013


Feuille d'acanthe et képi bleu
par le commissaire lcl (er) Michel Fropo (promo 55)
(BLCA n°33 juin 1991)

II y a, depuis plus de trente ans dans l'Armée de l'air (*), un petit club, très sélect, et cependant très humble, car fort peu connu en dehors du cercle étroit des initiés. C'est peut-être le plus petit
club que l'on puisse imaginer, puisque ses membres se comptent sur les doigts d'une seule main. Ils sont en effet cinq, pas un de moins, par un de plus. C'est le club des commissaires de I'air qui ont été, au temps où le drapeau français flottait sur Alger, officiers des affaires algériennes, chefs de sections administratives spécialisées (S.A.S.), c'est-à-dire administrateurs militaires de territoires vastes comme deux ou trois communes.


Bordj de Loudalouze
Militaires, ils I'étaient et le symbole parfaitement connu de leur autorité sur les populations du « bled » algérien était. outre la tenue de combat, dite treillis, le képi bleu de ciel, frappé au
centre d'une étoile et d'un croissant d'or. Militaires, ils I'étaient aussi parce qu'ils avaient l'obligation de recruter un « maghzen » de trente « moghaznis »,soldats supplétifs armés de fusils Mauser,
qui servaient à des tâches très diverses : protection rapprochée du chef de S.A.S. et du « bordj », construction sommaire servant de point d'appui central à l'activité de la S.A.S. ; patrouilles à pied ou à cheval sur le territoire de la S.A.S. qui approchait souvent les 40 km2 de surface, afin de glaner les renseignements sur les mouvements des rebelles ; participation aux opérations de pacification, déclenchées par les unités opérationnelles du secteur ; construction des villages de regroupement pour les populations placées sous la protection de la S.A.S. ; remplacement des instituteurs dans les écoles communales ; construction de pistes et de routes dans les massifs montagneux, pour atteindre les hameaux isolés ; évacuation sur la sous-préfecture des malades et blessés civils ayant besoin d'une hospitalisation, etc..

Départ en patrouille du chef de SAS
Mais ces jeunes officiers étaient aussi des administrateurs au sens le plus habituel et le plus juridique du terme. Ils avaient en charge comme « délégués spéciaux » la mairie de deux ou trois
communes. A ce titre. ils présidaient le Conseil municipal, et avaient participé évidemment au recrutement de ses membres, recrutement d'autant plus délicat que la politique française se faisait plus incertaine au niveau gouvernemental. Tous, ils avaient entendu des notables musulmans de leur circonscription, venus les voir au « bordj » leur poser cette question capitale : « Mon lieutenant, resteras-tu ici ? ». Sur la réponse affirmative que la S.A.S. resterait, et que le lieutenant resterait aussi, lui-même ou un de ses successeurs, ces notables repartaient silencieux, mais ayant accepté de continuer à siéger au Conseil Municipal, malgré les menaces de I'appareil politico-militaire des rebelles.

Le cne Jourdren en tournée de contact
Nos chefs de S.A.S. avaient aussi la haute main sur les budgets communaux qu'ils géraient directement selon les directives de la sous-préfecture, et par des contacts journaliers avec les secrétaires de mairie, qu'ils commandaient ordinairement. Ils géraient aussi la Section communale d'application du plan de Constantine (S.C.A.P.CO), dans chacune de leurs communes. C'était une subvention d'Etat pour des travaux agricoles de remise en culture, pour des opérations de forestage, d'adduction d'eau ou de réfection des routes et des pistes.

Le travail administratif terminé pour la journée, nos jeunes officiers au képi bleu se détendaient utilement en faisan! du renseignement. par des tournées à pied et sans arme dans les villages. C'était I'occasion de « palabres » avec les chefs de famille, ou parfois même avec les veuves des rebelles. On les invitait à boire le thé (les trois verres traditionnels) sous la « khaima », vaste tente tissée en poils de chameau, ou dans le « gourbi » petite maison en pisé, d'une seule pièce, ayant pour seule ouverture la porte en face de la cheminée d'angle, et qui sert la nuit de chambre à coucher pour toute la famille alignée au sol sous les couvertures, côte à côte, comme sous une tente.

Les enfants de l'école de Loudalouze
Assis en tailleur sur un coussin placé sur le sol en terre battue, le dos appuyé au mur de pisé, ils sirotaient doucement le liquide sucré et brûlant. en écoutant les paroles prudentes que leurs nouveaux amis prononçaient dans la pénombre du gourbi. Ils tendaient toute leur attention pour comprendre ces quelques mots prononcés à voix basse, et y répondre soit en kabyle, soit en arabe selon les régions. C'était le moment où Ils devaient faire appel à toutes les connaissances acquises à Alger, pendant le grand cours des Affaires Algériennes, des lèvres du colonel Coudino ou du commandant Deluc ou du capitaine Ben Hamza, leurs professeurs d'arabe et de kabyle.

Les commissaires de I'air qui portèrent alors pendant trois ou quatre ans le képi bleu et les pattes d'épaule rouges, selon la tradition de I'armée d'Afrique, empruntée par les S.A.S. aux Affaires indigènes du Maroc et aux Affaires sahariennes, ne furent pas les seuls officiers de I'Armée de I'air à servir de cette façon originale.

Le corps des officiers des Bases a fourni plusieurs chefs de S.A.S., dont certains ont accédé par la suite au grade de colonel dans leur corps d'origine (1).

Mais, dira-t-on, qui sont les membres de ce fameux petit club, «Feuille d'Acanthe et Képi Bleu», dont vous nous parlez ?
La réponse est simple : il s'agit, dans l'ordre chronologique d'entrée au Service des affaires algériennes, des officiers suivants :
1.- Marc Chervel. Polytechnicien, commissaire de I'Air rattaché à la promotion 1954, qui fut I'ancien ayant ouvert la voie.
2.- Daniel Abolivier, de la promotion 1955, qui a servi en Grande Kabylie comme chef de la S.A.S. de Tamazirt ; il est actuellement président de l'Association des anciens de S.A.S (2).
3.- Michel Fropo, de la promotion 1955, qui a servi dans la région de Tlemcen, comme chef de la S.A.S. De Tameksalet.
4.- Francois Xavier de Vivie de Régie, de la promotion 1956, qui a servi dans I'est constantinois. comme chef de la S.A.S. d'Ain-Zana.(3)
5.- Gustave Jourdren, de la même promotion, qui a servi comme chef de la S.A.S. de Loudalouze dans la région de Cherchell.

Trois d'entre eux ont eu la terrible mission de procéder à la dissolution de leur S.A.S. après le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu. Dans le langage du Commissariat, les opérations de liquidation ont une signification purement administrative. Pour les officiers des affaires algériennes, elles ont été accompagnées de drames humains qui les ont marqués à vie.

L'auteur de cet article, ancien des S.A.S., a voulu, en évoquant cette période difficile, apporter sa part à la rédaction de I'histoire du Commissariat.

Mais pour ceux qui désireraient connaître mieux ce que fut I'aventure exaltante des S.A.S., avec ses humbles gloires et ses tristesses cachées, un livre est actuellement disponible (*), écrit par un ancien chef de S.A.S., et édité par I'association « Jeune Pied- Noir », BP 4, 91570 Bièvres. C'est le livre de Guy Vincent, intitulé : « Képi Bleu », et sous-titré : « Une S.A.S., un autre aspect de la guerre d'Algérie ». Sa lecture est vivement recommandée à tous.
Michel Fropo
crédit photo Cre gal (2s) G. Jourdren

(1) Qu'il soit permis au rédacteur de cet article, de saluer particulièrement la mémoire de l'un d'entre eux, tué au combat à la tête de son «maghzen» lors d'une opération de ratissage dans la région d'Alger, le 10 septembre 1958. Il s'agit du sous-lieutenant Claude Faure, né à Béziers le 5 janvier 1931, de la promotion Héliot 1954. Il est, semble-t-il, le seul officier de I'Armée de I'air, mort au Champ d'Honneur, comme officier des Affaires algériennes, chef d'une S.A.S. L'Ecole de I'air qui a honoré la mémoire de son camarade de promotion, le sous-lieutenant Pierre Campagnole, tué au combat en Algérie le 3 mars 1957, dans les commandos de I'Air et qui a donné son nom au champ de tir, célèbre chez les poussins, semble avoir oublié la mémoire du sous-lieutenant Faure (1), qui est, lui aussi, mort pour la France en Algérie.

L'école du commissariat de I'air pourrait faire une proposition à sa grande aînée de Salon, pour que la mémoire de Faure soit honorée à l'égal de celle de Campagnole. Ainsi la participation de I'Armée de I'air au Service des affaires algériennes de 1951 à 1962 serait illustrée par un exemple éclatant de dévouement à I'honneur des armes de la France. 
(2) toujours en 2013 ; 
(3) décédé le 14 juin 2003
(*) article écrit en 1991