dimanche 9 décembre 2012

Un exploit méconnu : l’automatisation de la solde du personnel de l’armée de l’air (1962-1978)

Double témoignage des commissaires généraux (2s) Guy Burdin et Jean Bouillaud (promo 55 Gouachon-Noireaut)

Guy Burdin : Au moment où la presse rapporte que le ministre de la défense, en personne, fustige les « technocrates » (sic) concepteurs d'un système informatique qui laisse sans solde pendant plusieurs mois des milliers de militaires de l'armée de Terre,  il nous a paru intéressant de rappeler une complète réussite, passée quasiment inaperçue car elle n'a mécontenté personne : l'automatisation (on ne parlait pas encore d'informatique) de la solde à ses tout débuts.
Véritable exploit, en effet, car elle fut le fait,  depuis sa conception à sa réalisation et à son exploitation, d'une toute petite équipe - moins de10 personnes – vivant une expérience exaltante dans un domaine où tout était à découvrir.
A l'origine , autour de l'année 1960, quelques  polytechniciens commissaires  de réserve, sous l'égide du commissaire Marc Lucida, réfléchissent à la possibilité, avec les moyens de l'époque, de substituer au traitement semi-manuel de la solde un traitement automatisé.
Tirant les conclusions des travaux précédents, dès 1962, deux autres commissaires de réserve Jean-Michel Cazes et André Mairal, ingénieurs des Mines, réalisent, selon des principes qui resteront à la base du système pendant plus de 20 ans, le premier programme de décompte automatisé. Ils pratiquent avec succès les essais préliminaires sur IBM 1401 16k de mémoire puis IBM1410 32k et en 1963, sous la direction du commissaire Marcel Monney – qui selon la légende n'hésitait pas à retrousser les manches pour intervenir en langage assembleur directement dans la mémoire de l'ordinateur – ils basculent en temps réel. Ce sont plus de 60 000 militaires à solde mensuelle qui reçoivent de manière parfaitement transparente leur fiche de solde éditée par ordinateur.  A l'époque, des grands corps de l'Etat, seule EDF pouvait afficher un bilan identique.
Des organismes peu connus des usagers, les centres administratifs territoriaux de l'air (1 CATA par région aérienne + le SACA)  joueront pendant longtemps un rôle essentiel en assurant la tenue des dossiers individuels, la transmission des informations et l'exploitation des résultats, notamment le paiement des soldes aux intéressés.
On parlait alors de programmes (et non de logiciels) écrits dans un langage, le COBOL, dont il fallait dominer toutes les subtilités. La chaîne de traitement comptait plusieurs dizaines de programmes. Les responsables qui se sont succédé de mon temps - les commissaires André Coisne, Daniel Colombani, Christian Vallet et le capitaine Michel Gapin - tout juste formés aux nouvelles techniques par le stage Info1,  les entretenaient,  aidés par  seulement 4 programmeurs sous-officiers ou civils sous contrat. Ils devaient les adapter au fur et à mesure de l'évolution des matériels (IBM360 256k puis 512k et enfin 1024k), tout en suivant les modifications de la réglementation administrative et en étendant la population traitée (militaires à solde spéciale progressive en 1970). Il ne se passait pas un mois sans une ou plusieurs modifications.

A côté , une équipe d'exploitation, dirigée par le capitaine Roger Haye, veillait avec mille précautions à la conservation des programmes enregistrés sur cartes perforées stockées par centaines dans des bacs facilement renversables, Une fois par mois, elle prenait possession de la salle ordinateur du CTIAA. Le jour du traitement de la solde était sacré. En une nuit, la chaîne déroulait ses programmes (lecture et vérifications des données transmises par les CATA, enregistrées sur rubans perforés puis sur cassettes magnétiques, mise à jour des fichiers, décompte des soldes, et édition des documents). Après massicotage, ces documents étaient acheminés dans des cantines vers les CATA qui en assuraient l'exploitation. Procédure rustique mais combien efficace car on ne connaissait pas la télétransmission.

Initié à ce que l'on commençait à appeler l'informatique au cours d'un stage (67-68) à l'Institut  d' Etudes Supérieures des Techniques d'Organisation (IESTO), j'ai succédé  en 1970, jeune commissaire lieutenant-colonel, au commissaire Raymond Huguet comme chef du GTI de la DCCA. C'est avec beaucoup de fierté que j'ai supervisé pendant cinq années cette équipe qui travaillait discrètement avec de faibles moyens mais débordant d'enthousiasme au bénéfice et à la satisfaction de tous les militaires d'active de l'armée de l'air.

Nous vivions ensemble des moments enthousiasmants souvent sur la corde raide mais toujours dans une ambiance très détendue avec un seul souci : la réussite. J'en garde les meilleurs souvenirs de ma carrière : c'est ainsi qu'une fois j'ai dû mettre la main à la pâte pour suppléer l'analyste responsable parti en vacances bien méritées. J'eus le vice de me plonger dans le programme de décompte pour détecter le 'bug' qui, ce jour-là, attribuait à un caporal-chef la prime de qualification normalement réservée aux officiers supérieurs. Ce n'est qu'une fois rentré chez moi, après plusieurs heures de recherche sans dire un mot à  mon épouse, que j'ai trouvé la solution. Eureka ! C'était notre dixième anniversaire de mariage. Quelle belle soirée !
Je reste persuadé que grâce à ces pionniers que j'ai eu tant de plaisir à diriger, le service du commissariat de l'air  maintenant fondu dans le service du commissariat des armées a écrit une des plus belles pages de son histoire en démontrant toute son efficacité : la preuve en est que le système de décompte de la solde, maintes fois modifié, a fonctionné sans dommages pendant près de 50 ans, Puisse 'Louvois' donner les mêmes satisfactions !
Mon cousin Jean Bouillaud  m'a succédé pour mettre en œuvre un système rénové conçu  - je dirais presque dans la douleur - par l'équipe que je dirigeais et à laquelle s'était joint le commissaire Macquignon.
 Comme à l'époque, je lui laisse la place.

Jean Bouillaud : C'est ainsi qu'en janvier 1975, par un subtil échange d'affectation, diplômé de l 'I.E.S.T.O. depuis 1969,  je quittais le  commissariat de la base aérienne 107 à Villacoublay et succédais à Guy Burdin, une affaire de famille en quelque sorte*.
Grâce à l'équipe bien rodée que je trouvais en  place, l'adaptation au rythme mensuel d'activité du service se fit sans difficulté.
Sensibilisé par l'importance du travail administratif manuel et mensuel incombant aux services des bases aériennes pour l'établissement des états  d'émargement du personnel du contingent, je demandais rapidement à un aspirant du service (ESCP) de préparer un projet de dossier d'automatisation.

Le résultat fut concluant et l'application  mise en service.
Elle n'appela  aucune remarque particulière puisqu'elle fonctionnait correctement ….! 

Parallèlement, l'automatisation du traitement du personnel civil, initiée dès 1974, se poursuivit grâce aux soins attentifs du capitaine Doussot, qui parvint à parfaitement maîtriser les différents statuts propres à cette population.  Elle entra en  service en 1976 à la grande satisfaction à la fois de l'administration … et des intéressés.
Avec cette dernière étape, c'est donc la rémunération de l'ensemble du personnel servant  l'armée de l'air qui était automatisée puisque le SACA 875 (avec un matériel informatique spécialisé),  traitait la solde de officiers généraux.

Une amélioration sensible de l'information du personnel militaire apparut avec une modification du bulletin de solde qui désormais fournissait les motifs des modifications appliquées.
Mais la grande opération fut la traduction en termes informatiques du décret de 1976 portant revalorisation indiciaire – sensible - du personnel militaire, publié en avril - me  semble-t-il - et applicable au 1er septembre de la même année.
Elle exigeait  un examen minutieux, attentif, individuel de chaque situation (il y avait 60.000 personnels d’active à l'époque) afin de reclasser chacun dans la bonne case compte tenu de son grade et de son échelon d'ancienneté, ancien et nouveau.
Dans le calme, sans pression extérieure mais avec le sentiment partagé par toute l'équipe dirigée par le commissaire Vallet (PN reconverti commissaire) avec le commissaire Dabrowski (promo 1963), de la nécessité d'une réussite sans faille - aucun droit à l'échec-, le problème fut pris à bras le corps.

Comme la guerre selon Clausewitz, le service  de la solde est une technique simple mais toute d'exécution.  Les simulations furent multiples, les sauvegardes instituées à toutes les étapes des programmes afin d'éviter les erreurs : le problème du double paiement ou du non-paiement  était évidemment présent à tous les esprits.
La solde de septembre se déroula normalement…mais  avec un peu d'émotion ! Elle n'entraîna  aucune manifestation de femmes de militaires ….

Aujourd'hui encore, je garde de ces trois années le souvenir d'avoir mené une unité opérationnelle au sens le plus complet du mot et qui le  reste jusqu'à ce jour, dans la plus grande discrétion. 
A la période des pionniers dans les années 60 a succédé, dans les années 70, celle de la consolidation et du développement,  qui s'est poursuivie brillamment avec mon successeur, le commissaire  Pierre Andrieux (qui fut aussi un pionnier)….. et se poursuit aujourd’hui encore.  

Dans quelques mois, le 1° mars 2013, le service de la solde Air sera intégré dans le système interarmées Louvois. Souhaitons pleine réussite à ce dernier lorsqu'il aura réussi à surmonter ses problèmes de jeunesse.

* Les deux rédacteurs sont cousins (ndlr)