par le commissaire général (2S) Jacques François
En septembre 2000, je suis affecté au bureau de la logistique (B.Log) de l’état-major de l’armée de l’air (EMAA), en charge de la division « soutien de l’homme », constituée de moi-même et de deux sous-officiers. Cas rare dans ma carrière, je suis loin de crouler sous le travail. Il faut un événement dramatique, l’attentat du 11 septembre 2001, pour que je me trouve une activité qui m’occupe sérieusement et me permette de suivre de près une opération fort intéressante.C’est le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées (EMA) qui est à la manœuvre pour définir et mettre en œuvre les volets français de l’opération américaine Enduring Freedom en Afghanistan, dont l’opération Héraclès pour la marine et l’armée de l’air. En appui du CPCO, une cellule dédiée est créée au sein du centre opérationnel air (CoAir, situé sous la place d’armes de Balard), dirigée par le sous-chef opérations-logistique (SCOL) de l’EMAA. Il y a foule aux premières réunions dans une salle exigüe. Je suis en back-seat, le B.Log étant largement représenté. Rien de très concret au début, puis ça s’accélère. Le point de situation quotidien à 17h au CoAir se prolonge vite jusqu’à pas d’heure. Le SCOL, général transporteur, le dirige avec poigne et efficacité, n’ayant pas son pareil pour identifier les points critiques. Aucun participant n’échappe à ses questions pertinentes mais redoutées. Curieusement, il y a beaucoup moins de monde, et je me retrouve rapidement unique représentant du B.Log, sans qu’il y ait eu de concertation en interne. Ça me convient : je rends compte, traite ce que je peux à mon niveau et distribue aux autres entités du bureau ce qui me dépasse.
Les marins et les aviateurs seront logiquement les premiers sur le théâtre d’opération. Le CoAir planifie avec les commandements opérationnels des déploiements d’avions de transport et d’attaque au sol. Mais les toutes premières interventions françaises consistent à envoyer dès octobre 2001 un Transall Gabriel, avion bourré d'électronique, puis deux Mirage IVR de reconnaissance stratégique et deux ravitailleurs sur la base d’Al Dhafra aux Emirats arabes unis.Installation à Manas
Le volet le plus spectaculaire - et le moins connu - de l’opération Héraclès est l’envoi de six Mirage 2000D et d’un ravitailleur à Manas, l’aéroport de Bichkek, capitale du Kirghizistan. Je dois avouer que je ne connaissais pas le nom de ce pays issu de l’ex-Union soviétique, mais je n’étais pas le seul ! Les américains y implantent une grosse base aérienne pour les avions d’armes. Le déploiement prend du temps, aussi bien pour des questions géopolitiques que logistiques.
Il faut constituer un échelon précurseur d’une quinzaine d’officiers. Pour ce faire, il est demandé à la direction du personnel militaire de l’armée de l’air de fournir une liste d’officiers ayant des connaissances en russe. Pour le poste de commissaire, je ne connais qu’une russophone, que je dénonce, en espérant que cette projection un peu brutale ne lui posera pas trop de problèmes. Elle ne se plaindra pas, en tout cas pas à moi. L’équipe arrive en plein hiver à Manas. Il fait – 30 degrés à la descente de l’avion…
Ça turbine dans tous les domaines pour préparer ce déploiement hors normes. A Paris, les points de situation quotidiens sont toujours intéressants, et les morceaux du puzzle se mettent en place progressivement. Même si on fait au plus juste, ça fait beaucoup de matériels à déployer. Heureusement qu’il y a le marché d’affrètement d’Antonov 124 (100 tonnes par rotation) passé par le service administratif du commissariat de l’air (SACA). Je traite le volet commissariat avec le correspondant de la direction centrale. Et je me retrouve - je ne sais trop pourquoi - à faire la liaison entre CoAir et CPCO pour répartir dans la douzaine d’avions, selon un ordre logique et en équilibrant les poids, shelters, caisses, équipements de campagne et j’en passe (les munitions partiront dans des avions de l’armée de l’air).
Le pont aérien se passe bien et les Mirage 2000D peuvent suivre, une fois le camp français installé. Les premières missions interviennent rapidement. Les équipages ne partent pas avec des objectifs prédéterminés, mais interviennent régulièrement à la demande des troupes au sol. Des vols incroyables, le Kirghizistan étant loin de l’Afghanistan, avec entre les deux l’Himalaya. Donc plusieurs ravitaillements, des vols de plus de 7 heures, dont 4 heures au-dessus de montagnes toutes plus hautes que le Mont-Blanc. Au cas où, l’armée de l’air définit une procédure de parachutage en haute altitude d’une équipe de secours (commandos, médecin) et loue à Douchanbé un hélicoptère russe apte à la mission.Ce sont sans doute ces conditions de vol difficiles, nécessitant un bon repos réparateur, qui font que les pilotes français sont logés dans un hôtel, et non pas dans le camp de tentes, comme leurs collègues américains. Mais c’est une initiative locale que le CoAir découvre par hasard. A Paris, le SCOL est furieux et, considérant le risque terroriste, ordonne leur logement sur la base. Ça râle et ça tergiverse fortement sur place. Mais la pertinence de la décision du SCOL apparait dans les 48 heures, quand survient l’attentat de Karachi, au Pakistan : 11 français travaillant pour un contrat de sous-marins sont tués dans l’explosion de leur autocar, devant leur hôtel. Les pilotes abandonnent vite fait leur hôtel à Bichkek.
Démontage à Manas et rapatriement
Le détachement français ne restera que quelques mois à Manas et sera remplacé par des F16 néerlandais. Les avions français seront à nouveau déployés plus tard, mais positionnés plus près du théâtre d’opérations (Douchanbé puis carrément en Afghanistan, à Kandahar). Le déploiement de Manas à peine achevé, il nous faut déjà préparer le retour. Certains équipements seront laissés sur place pour réduire le nombre de rotations d’Antonov. Si les logements sous tentes étaient assurés par les américains, nous avions choisi d’installer un mess français. Le SCOL suggère de tout laisser sur place. Je le fais changer d’avis en lui indiquant que les cuisinières de campagne dernier modèle déployées étaient les avions de combat du commissariat de l'air, et qu’il me semblait que l’on prévoyait de rapatrier les Mirage !
Je le convaincs aussi de l’intérêt de m’envoyer sur place, la planification du retour ne pouvant qu’en être meilleure. Il n’est pas dupe, mais comme le créneau correspond à un pont de 4 jours en mai, il accepte. Aller-retour avec les Airbus de l’Estérel, malheureusement sans escale à Douchanbé. A Manas, il fait largement 30 degrés, mais en positif cette fois. La base américaine ressemble comme une sœur à celle que j’ai connue à Al Kharj en Arabie Saoudite (opération Alysse). Je prends plein de notes sur le détachement français : il faut bien que je justifie mon déplacement… J’ai quand même le temps de visiter Bichkek avec le commissaire de l’opération. Centre-ville intéressant et agréable avec une population très majoritairement de type asiatique, et encore pas mal de personnes d’origine russe. Nous allons diner à 5 ou 6 dans un restaurant très classe, dans une grande yourte. Le tourisme local étant balbutiant, il est visiblement destiné aux notables locaux, si ce n’est à la mafia du cru. On nous isole par des tentures avec une flopée de serveurs. Aucun kirghize ne parlant anglais, nous choisissons notre menu au hasard. On ne sait pas ce que l’on mange, mais ça s’avère plutôt bon. Quant à la boisson, les serveurs, visiblement, sont là avant tout pour remplir inlassablement nos petits verres de vodka, et rien d’autre.De retour, je débriefe mon déplacement. On m’envoie illico en TBM 700 à Eindhoven pour faire une présentation devant un état-major de l’armée de l’air néerlandaise, pour essayer de leur transmettre, moyennant finances, des installations que nous comptons laisser sur place. Vu mon niveau d’anglais pitoyable, ce n’est pas mon meilleur souvenir. Mais ils s’en contentent et la mission est presque réussie, ils sont prêts à nous reprendre, entre autres choses, les baraquements épatants achetés localement par l’officier infra du détachement. Mais l’élément précurseur batave les fait analyser, et ils s’avèrent fortement amiantés… Raté.Le rapatriement se fait sans difficultés. La suite devient plus routinière et le point de situation quotidien du CoAir reprend son format antérieur aux attentats. Héraclès continue à y occuper une place importante, mais pas exclusive. Même si la présence du B.Log n’est bientôt plus indispensable, j’y vais régulièrement. Je suis devenu accro à ces informations opérationnelles et logistiques, et il me faut régulièrement ma dose !