mercredi 20 novembre 2019

Une carrière de commissaire de l'air

Par le commissaire général (2S) René Rame

Le commissaire général (2S) René Rame a écrit en 2002, à l’occasion des 50 ans de l’école du commissariat de l’air, un article très complet et très instructif sur le commissariat de l’air au lendemain de la seconde guerre mondiale et durant les 30 Glorieuses.
Nous commençons la rediffusion - en plusieurs épisodes - de cette chronique qui, au-delà des faits décrits, évoque un esprit, que l’on pourrait qualifier de pionnier,  dans une Armée de l’air alors en plein renouveau.
                                                                   
1-A Alger, en 5ème région aérienne, 1946-1948
2-En Allemagne et en FATAC-1ère RA, 1956-1964
3-A Aix-en-Provence et à Chamalières, 1967-1973
4-En administration  centrale, 1964-1967, 1973-1979

Épisode 1 : A Alger, en 5ème région aérienne, 1946-1948


"A l'époque je n'étais pas commissaire, mais j'évoque cette affectation au titre de l'historique du service.
L'empire de la 5ème RA comprenait toute l'Afrique du Nord, avec Air Tunisie (CBA de Tunis), Air Algérie (CBA d'Alger et d'Oran), Air Maroc (sous-direction du commissariat  à Rabat, coiffant trois CBA, Rabat, Mekhnès, Marrakech).
Cette DRCA, avec l'importance relative des questions traitées et leur variété, a constitué pour le jeune aspirant sortant de l'Ecole Militaire d'Administration (terre), préparant le concours d'entrée à l'Ecole Militaire de l'Air et pensant - pour un avenir plus lointain - à l'Ecole Supérieure d'Intendance, un «stage en entreprise» du plus grand intérêt…. J'ouvrais au maximum mes yeux et mes oreilles… pas mal de choses ont donc été conservées en mémoire.

Le Commissariat de l’air à Alger

I . C'est à cette époque que l'Intendance de l'Air est devenue Commissariat de l'Air. Le facteur n'ayant pas été prévenu, à plusieurs reprises, il a fallu aller chercher du courrier… au commissariat de police voisin.

II . La France et les territoires français ont continué de souffrir de pénurie plusieurs années après la fin de la guerre, ce qui ne facilitait pas la vie de tous les jours. Faute de containers, en cas de mutation, le transport des meubles personnels vers la métropole demandait beaucoup de temps. La DRCA a donc fait confectionner par l'Etablissement du commissariat d'Alger, plusieurs dizaines de cadres de déménagement (8,10,12 m3) que l'on mettait à la disposition des intéressés, ou plutôt de leur entreprise de déménagement. A l'arrivée en métropole, ces cadres devaient être dirigés vers l'Etablissement du Commissariat le plus proche pour réexpédition vers Alger. Les comptes rendus d'expédition et de réception arrivaient plus ou moins bien, avec plus ou moins de précision et progressivement, le suivi s'enfonçait dans la brume. Je me souviens être allé à plusieurs reprises à l'Etablissement d'Hussein Dey, pour faire le point sur place et y voir plus clair. Une quinzaine d'années plus tard, dans d'autres circonstances, l'Etablissement de Chamalières à son tour confectionnera des cadres de déménagement, en plus grand nombre (300).

III . Dans le domaine de la pénurie encore, le service de santé nous a fait savoir qu'une épidémie (je ne me souviens plus la nature exacte, pas catastrophique néanmoins) touchait plusieurs bases aériennes. C'était une maladie transmise par les mains sales. Pour y mettre un terme plus rapidement, il serait très utile d'affecter d'urgence X kg de savon dans les organismes nourriciers. La DRCA s'est adressée à l'autorité civile compétente pour obtenir une allocation supplémentaire exceptionnelle de savon. Celle-ci a fait la sourde oreille. On a relancé et après plusieurs mois, on a obtenu satisfaction…. A ce  moment-là, l'épidémie n'était plus qu'un mauvais souvenir ! La seule lenteur de l'administration avait réussi à vaincre les méchants microbes !

IV . Du côté des personnels, j'étais plein d'admiration pour le directeur de l'époque, le commissaire colonel CAILLAT*, futur directeur central. Après avoir discuté posément d'une affaire avec l'officier  qui lui soumettait  le dossier (donc d'une complexité particulière), il disait à celui-ci : « voici ce qu'il faut répondre ou faire » et il lui dictait le texte de la lettre avec une facilité déconcertante, de la première à la dernière ligne, sans hésiter, sans se reprendre…, Souvent, il préférait appeler mademoiselle A. qui prenait le texte en sténo, donc plus vite que l'officier en cause. Je n'ai jamais plus, au cours de ma carrière, rencontré une autre personne opérant de la sorte, aussi aisément.


V . Autre personnage en bas de l'échelle, mais haut en couleur. Il y avait, au bureau du courrier, une dame d'un certain âge, bien sympathique d'ailleurs, dont la verdeur sans cesse renouvelée du langage avec les hommes (sauf les officiers bien sûr), comme avec les femmes, était légendaire. Et cela spontanément, sans la moindre incitation, sans la moindre animosité. En début d'année, elle ne manquait pas de formuler à certains des vœux cocasses, concernant leur intimité. Chaque nouvelle crudité verbale de cette personne faisait immédiatement le tour de la DRCA. On se racontait «la dernière». Là encore, je n'ai jamais rencontré d'autres personnes ayant un langage aussi naturellement et spontanément «coloré».

VI . Au bas de la hiérarchie également, un autre visage sympathique apparaît également, celui d'un planton. Ancien tirailleur algérien, employé comme civil, il était le «bon à tout faire» de la maison. D'une humeur toujours égale, d'une gentillesse et d'un dévouement remarquables, il avait parfois des comportements surprenants. Sa logique pour résoudre certains problèmes était vraiment particulière.
Le poêle à bois du bureau matériels fumait. On lui demande d'essayer de trouver un tuyau pour rehausser celui qui sortait du toit de la baraque (la DRCA était logée dans une vaste baraque en bois) améliorant ainsi le tirage. Exécution. Quelques instants après, en l'absence momentanée des occupants, il enlève, avec des gants, le premier tuyau branché sur le poêle, prend une échelle et va le poser comme indiqué sur le toit, se dirige alors vers le service infra, d'où il revient ½ heure après, un tuyau à la main. Il le pose à la sortie du poêle, en pleurant et en toussant à cause de la fumée, rétablissant ainsi une continuité qui n'aurait jamais dû être interrompue. Car le poêle était garni et l'on imagine aisément le bureau "matériels" transformé rapidement en chambre à gaz, dans laquelle ce brave planton a dû réaliser la dernière phase de l'opération…il a bien fallu le féliciter pour son courage…!
C'est la seule excentricité que j'ai retenue, mais il en a commis beaucoup d'autres…

La libération… en négatif

Début 1947, une réunion a lieu à l'Etat-Major de la 5ème RA, objet : on ne sait pas…mais il faut un officier pour représenter la DRCA.
Cette réunion débutant après la fin du travail, je suis tout indiqué, comme aspirant, pour faire des heures supplémentaires. On estime à la fois que j'ai les compétences requises (je ne suis au service que depuis un mois ou deux) et que je suis officier à part entière (ma nomination d'aspirant n'est pas encore sortie, bien que je porte les galons). Bref, je me trouve dans mes petits souliers, en prenant place autour d'une grande table avec des officiers supérieurs, présidés par le chef d'Etat-Major de la 5ème RA en personne.

Objet de la réunion, que j'apprends à ce moment-là : quelles seraient, selon quels préalables…dans chaque service ou bureau d'Etat-Major, les mesures urgentes à prendre en cas de soulèvement important, voire généralisé, de la population indigène (Sétif - 8 mai 1945 et informations récentes) ; je réussis à tenir honorablement ma place, connaissant dans les grandes lignes l'importance des stocks en 5ème RA, les fonds régionaux, les mises en place de crédits etc. En sortant de la réunion, je suis troublé, je me dis alors que je suis passé de l'autre côté de la barrière. Il y a des hommes qui, comme ceux que j'ai fréquentés de 1942 à 1944 et comme moi-même, rêvent de prendre un jour les armes pour en chasser d'autres, dont je fais partie. De quoi laisser rêveur un jeune philosophe….
Au passage, soulignons que plus de sept ans avant le soulèvement de 1954, on en parlait déjà.

L'éternel repli

Peu de temps après, donc toujours début 1947, une assez vive tension règne entre l'Est et l'Ouest. Notre direction centrale, sous le timbre que l'on imagine, demande que la DRCA 5ème RA étudie dans quelles conditions, selon quelle programmation, l'Afrique du Nord pourrait accueillir le repli des formations AIR de métropole. Le commissaire colonel CAILLAT, directeur régional, y travaillera personnellement pendant au moins un mois, effectuant diverses liaisons au gouvernement général, à l'Etat-Major 5ème RA etc. Je suis au bureau « matériels » et nous lui fournissons les éléments qu'il nous demande. Son étude fera l'admiration du jeune aspirant que je suis.
Il est vraiment des idées tenaces. Ce repli vers l'AFN a déjà eu lieu en partie en 1940. On en reparlait en 1942, lorsque je suis entré dans l'armée, et on en reparle en 1947…  de quoi laisser rêveur un jeune stratège…
Ce repli finira part avoir lieu à partir de 1956, dans un cas de figure inverse, non pas à cause du danger en Europe ou en France, mais à cause de l'aggravation de la situation en Algérie : la France devenant la base arrière de l'Algérie.

L'addition, s'il vous plaît

Un peu plus tard encore, notre direction centrale nous demande, cette fois, de lui faire connaître le montant des dommages subis par l'armée de l'air, lors du débarquement des alliés en novembre 1942…On ne voit guère d'autres possibilités que de rechercher dans les archives les procès-verbaux de pertes et détériorations des années 1942 à 1946. Je suis chargé de ce travail qui m'intéresse vraiment.
En définitive, je ne trouverai pas grand chose. La somme totale des pertes déclarées (matériels toutes catégories) par documents officiels, a été vraiment minime.
De quoi laisser rêveur un jeune bureaucrate curieux. Après lecture d'un ouvrage historique récent, je me suis souvenu que les 71 appareils détruits et ceux endommagés, ainsi que les destructions d'infrastructure, ne figuraient pas dans nos archives.
Arrivant au CBA** d'Aix-en-Provence, en 1967, j'aurai le plaisir d'y trouver mademoiselle A. parmi le personnel civil. J'apprendrai par elle ce qu'est devenue une partie du petit monde d'Alger quitté en 1948.

VII . Un dernier souvenir, apparu tardivement…le travail le plus important du bureau « matériels » était l'établissement de ce que l'on appelait le «plan de campagne», expression annuelle des besoins en matériels commissariat pour l'année à venir, destiné à la DCCA.

Pour tous les matériels, un par un, on déterminait en fonction des dotations individuelles et collectives, des prévisions d'effectifs fournies par l'Etat-Major, des stocks etc…. Les affectations nécessaires à partir de la métropole ou pour les réalisations locales, les crédits demandés. Tout se faisait manuellement bien sûr. Le chef du bureau et son adjoint passaient plusieurs semaines à son élaboration. Par la suite, en cours d'année, on en suivait, au fur et à mesure, toujours article par article, la réalisation."

*Directeur : commissaire colonel, puis général CAILLAT.
Adjoint : commissaire commandant, puis lieutenant-colonel TALIDEC.
Fonction personnelle : aspirant, adjoint au chef du bureau matériels, le lieutenant, puis capitaine MOREAU.

 **Commissariat des bases de l'air