dimanche 6 janvier 2019

Opération "Épervier" Tchad 1986

Un sujet majeur : l’achat et la conservation des denrées

Nous avons déjà présenté en septembre 2014 l’article de notre camarade Marc Del Fabbro (ECA 72 Madon), à l'époque commissaire commandant, sur son expérience d'adjoint commissariat au commandant des éléments français au Tchad, le colonel Pissochet, d’avril à septembre 1986, arrivé sur place seulement deux mois après le déclenchement de l’opération Épervier.

Nous publions un extrait de cet article, portant sur les difficultés de ravitaillement des denrées pour le mess. La description est factuelle, sans langue de bois, mais non dénuée d’humour.

Nos jeunes camarades qui, depuis, ont tenu des postes équivalents dans des opérations extérieures, le plus souvent sous mandat de l'ONU et en coopération internationale, pourront juger des progrès réalisés en matière de restauration en OPEX par le commissariat de l’air puis par le service du commissariat des armées.


L’achat et la conservation des denrées


« Le problème immédiat qui se posait avec le plus d'acuité était celui de la restauration et de la conservation des denrées. Il fallait servir chaque jour un millier de petits déjeuners, de déjeuners et de dîners. En outre, compte tenu des horaires de travail, un casse-croûte devait être distribué à une très grande partie du personnel. Enfin quatre à cinq mille bouteilles d'eau devaient être distribuées chaque jour compte tenu de la chaleur (les militaires du génie de l'air consommaient au minimum six bouteilles par jour et par personne...). Le pain était fabriqué sur place par un boulanger tchadien qui avait construit un four en terre. Le pain, très bon, était cuit sur des tôles ondulées et il fallait fournir un minimum de 400 kg de farine/jour.

La matière première arrivait par plusieurs circuits :
- des achats locaux aux producteurs Tchadiens : achats en petites quantités et de qualité très inégale (viande de bœuf à bosse, poulets (dits poulets bicyclettes), salades... Achats indispensables, plus pour faire tourner l'économie locale que par véritable nécessité, compte tenu des faibles quantités ;

- des achats en France, amenés par bateau à Douala puis par camion à travers le Cameroun (1700 km de mauvaises routes et de pistes inondables six mois sur douze) Délai entre commande et arrivée : environ 6 semaines. Concernait surtout le boîtage, la farine, l'épicerie, l'eau ;

- des achats au Cameroun, à un fournisseur devenu traditionnel  lors des opérations précédentes, pour les légumes et fruits, pris sur place à Ngaoundere par rotation d'un Transall. Qualité très insuffisante, beaucoup de déchets, prix élevés. Délai entre commande et arrivée sur place : 10 jours ;

- des achats aux commerçants libanais établis au Tchad, rapides mais à des prix stratosphériques.

Marché de poissons à Douala
Il fallait donc organiser le circuit de ravitaillement de manière stable, fiable et à un coût raisonnable. Je tenais tout spécialement à maintenir les achats aux producteurs tchadiens pour des raisons évidentes d'impact direct sur l'économie locale. Ces achats ne pouvaient être que marginaux et occasionnaient plus de travail que les achats groupés à l'extérieur, mais il fallait encourager la production locale. Deux impératifs furent fixés : la qualité devait être au rendez-vous et les prix raisonnables. On vit donc de plus en plus de petits producteurs venir vendre quelques cageots de salades de fruits, des poulets vivants... et être payés sur le champ.

Le circuit de ravitaillement par bateau/camion à travers le Cameroun fut bien entendu maintenu, devint régulier et planifié. Ce circuit économique en prix permettait de ravitailler les grosses quantités d'eau, de farine, tout le boîtage et l'épicerie.

Début mai, R. et F. me firent constater que le fournisseur de Ngaounderé, un exploitant agricole français expatrié qui, à chaque opération française au Tchad, se fabriquait des génitoires en métal précieux et avait tendance à considérer l'armée française comme une vache à lait,  passait les bornes : sa livraison était d'une qualité inadmissible : légumes flétris, fruits tachés... bref, la moitié à fiche en l'air.

Mission en Transall
Mes deux officiers me dirent alors qu'il devait être possible de trouver d'autres fournisseurs à Douala. Je les y expédiai toutes affaires cessantes. Deux jours plus tard ils revinrent enthousiastes : Ils avaient découverts, par l'intermédiaire d'un transitaire français, un exportateur camerounais qui envoyait en France fruits et légumes. Nous fîmes donc une expérience en ramenant un Transall bourré jusqu'à la gueule de produits frais qui se révélèrent d'une qualité irréprochable et à un prix sans commune mesure avec ceux pratiqués à Ngaoundere. Je me fis donc un plaisir d'envoyer le premier fournisseur sur les roses lorsqu'il se manifesta faute d'avoir reçu la commande habituelle. Par la suite, nous ravitaillâmes également du poisson. Une liaison aérienne hebdomadaire fut organisée avec Douala. Ce mode de ravitaillement nous permit d'améliorer immédiatement la qualité et la variété des repas.

Le meilleur restait à venir. La veille de son départ, [mon prédécesseur] avait pu signer avec  Air Afrique le contrat qu'il avait négocié. Cela nous garantissait, chaque semaine, un minimum de 10 tonnes sur un DC8 cargo à un prix intéressant (de l'ordre de 15 F/kg s'il m'en souvient bien). Mais avant de mettre en œuvre ce contrat, il nous fallait une capacité et froid positif et négatif bien supérieure à celle que nous possédions. Le commissariat nous avait envoyé deux frigoristes. Ces sous-officiers se mirent au travail et tout le vieux matériel Manta (1) demeuré sur place fut progressivement remis en état. Un atelier de préparation froide fut créé grâce à un groupe de réfrigération et nous eûmes, en quelques semaines, une capacité froide dont nous n'aurions pas osé rêver à mon arrivée.

Création d'un self
Le premier DC8 cargo se posa à N'Djamena début juin. Il transportait une douzaine de tonnes de produits alimentaires frais et surgelés en provenance de Rungis. Le lendemain, le repas de midi comportait crudités, steack-frites, yaourts aux fruits ou camembert, et cerises...

Le contrat passé avec Air Afrique était, il faut le dire, une idée de génie de mon prédécesseur. Elle contribua de manière déterminante à la normalisation de la situation du service de restauration. Le succès de cette initiative fit taire les critiques attendues, cependant, son caractère novateur suscita bien des réticences.

Le mess
Je compris, lors de mes échanges téléphoniques avec les autorités de la 2ème RA (le système de communication satellitaire Syracuse était depuis peu en service) qu'on ne voyait pas sans regret et un peu d'amertume l'externalisation, avant que le terme ne fût à la mode, d'une mission de transport logistique au profit des armées. C'était plus la nostalgie de ce que le général de Gaulle appelait « la splendeur de la marine à voile » qu'une critique explicite ; ce regret, exprimé de manière diffuse, n'en était pas moins réel. J'eus conscience d'avoir abandonné une glorieuse tradition et un peu trahi le dogme de l'autarcie des armées. Les choses ont bien changé depuis.

Inspection du CEMAA, général Capillon

Si je  n'avais eu conscience qu'il n'était pas possible de violer impunément davantage les idées admises depuis des lustres, j'aurais volontiers affrété la totalité de l'avion et fait transporter par la compagnie civile non seulement les denrées alimentaires, mais aussi tout le matériel et l'habillement... Cela nous aurait considérablement facilité les choses... et serait revenu infiniment moins cher au contribuable que le transport par Transall. Mais enfin, c'était déjà très bien comme cela. »

Illustrations noir et blanc : SIRPA Air , couleur : auteur

Lire l’intégralité de l’article sur internet : « Les débuts d'Épervier - Histoires d'aviateurs » (aviateurs.e-monsite.com/pages/1946-et-annees-suivantes/les-debuts-d-epervier.html)

(1) Opération précédente en 1983-84