mercredi 14 décembre 2016

Suez, 1956, première OPEX

Volet 2 : le témoignage des vétérans d’Akrotiri
Commissaire général (2S) François Aubry

Dans un premier volet, nous avons publié  un article rédigé uniquement à partir des archives détenues par le Service Historique de la Défense. Il a paru intéressant de rapprocher cet article de la mémoire vivante de ceux qui ont fait partie, pour l’armée de l’air, de ce « corps expéditionnaire », comme l’a qualifié le Général Brohon.

L’ANAC-Suez/Chypre (association nationale des anciens combattants), en la personne de l’adjudant-chef (H) Paul Crépin (photo), a bien voulu nous recevoir pour évoquer cette période, et notamment le volet « vie quotidienne » relevant du commissariat de l’air. Cet entretien est résumé dans l’interview qui suit, complétée par  les souvenirs de sous-officiers de la 3ème escadre de chasse, Henri Lafon, André Mitre, André Jésupret  et Yvan  Masselot, qui ont tous participé à l’opération 700.


Interview 

« FA.  Vous avez passé une quinzaine d’années dans l’armée de l’air, de 1950 à 1965, comme sous-officier mécanicien. Au moment où la crise de Suez se déclenche, en juillet 1956, vous êtes  sergent armurier au 1/3 Navarre sur le F84F, avion de chasse  récemment mis en service à la 3e escadre. Que se passe-t-il alors sur la base 112 de Reims ?

PC. Dès le 10 août, c’est un vendredi, la base est consignée. Nous avons l’habitude dans le cadre de l’Otan et de la Guerre froide des desserrements hors plate-forme avec un cantonnement mobile, mais cette fois c’est différent. Un « départ prochain » est annoncé, sans plus de précision. Nous percevons le paquetage type colonial au magasin d’habillement et la plaque d’identité métallique au service des effectifs du « groupe des moyens généraux 30/003 » (1). En moins de 48 heures, c’est un déménagement de la base aérienne, en quasi-totalité, que va organiser son commandant, le colonel Gabriel Gauthier  (2). Je détiens le permis poids lourds depuis trois semaines et me retrouve au volant d’un GMC avec un groupe électrogène en remorque, l’un des 425 véhicules militaires qui prennent la route du sud en même temps que les nombreux vacanciers (3).

Athos II
Arrivé  à Istres, je laisse mon camion à la BTA puis remonte à Reims le temps d’ouvrir un CCP et de signer une délégation de solde pour aussitôt  redescendre à Marseille par le train (4). Là, nous savons que nous allons embarquer mais sans pour autant connaître notre destination ni le but de la mission.
Nous sommes hébergés au camp Sainte-Marthe dans des conditions plus que sommaires : de la paille à même le sol et beaucoup préfèrent dormir sur la bâche de leur camion. Du fait de l’obstruction des dockers pour des motifs politiques, l’embarquement est plus lent que prévu et nous attendons neuf jours à la BTA 247. Enfin, le 1er septembre, je monte à bord de l’Athos II (4) qui lève l’ancre le jour même. A cette date, les éléments précurseurs partis avec le premier convoi, parmi lequel je figurais au départ, parviennent à Famagouste (140 kms d’Akrotiri et 40 kms de Tymbou). Le matériel lourd ayant été mis à fond de cale, le couchage ne sera déchargé que six jours plus tard. Autant de nuits à la belle étoile. Pour ma part, je suis arrivé au port de Limassol à 15 kilomètres d’Akrotiri, le 6 septembre.

FA. Dans quelles conditions étiez-vous hébergés et nourris à Chypre ?

Tentes Marabout (service des pompiers)
PC.  A Akrotiri et à Tymbou, en dehors des avions, les hommes, les matériels et les munitions étaient sous tente ou en camion. Les "matériels de mobilisation", lorsqu’ils existaient, ce qui était le cas pour la base de Reims, n’étaient pas allotis par unités. Pour la mise en place, on peut rappeler ici les souvenirs du sous-lieutenant Guy Borel, pilote de mon escadron 1/3 : « La plus belle pagaille qu’il m’ait été donné de voir depuis les bahutages de Salon ! A l’arrivée des couvertures et des lits picot, chaque unité déléguait un commando pour participer à la razzia »(6).

Dans l’ensemble, les matériels de campagne du commissariat ont donné satisfaction. J’étais rentré d’Indochine deux ans plus tôt et trouvais le « camp du drap d’or » assez confortable. Par fortes chaleurs (40°C en journée), la Saga III (36 m2 pour 10 personnes) était nettement supérieure aux fillods métalliques. Il n’y avait aucune armoire mais un velum isolait du sol et un poêle à mazout permettait de chauffer car les nuits étaient fraîches à partir de la mi-octobre. Chaque tente avait sa bâche à eau de 150 litres, soit 15  litres par personne. Les camions-citernes allaient chercher l’eau à 10 kilomètres.

Déménagement
Lorsque le camp a été installé, les Anglais nous ont prévenus qu’il était en zone inondable ! Le 3 octobre, il a fallu tout démonter. En réalité, beaucoup de tentes ont été transportées en bloc sur des remorques de 40 pieds. La technique était simple : un homme à chaque poteau de la tente, soulevée d’un seul coup et fixée sur des bastaings posés sur les remorques. On chargeait en vrac la literie et les effets personnels. Le déchargement se faisait selon la procédure inverse. Cela a été remarquable de rapidité et le matériel a bien tenu.

Si le matériel  a donné satisfaction, on ne peut en dire autant de l’alimentation qui a été le gros point noir de cette campagne. Nous sommes restés longtemps aux rations de combat. Un rapport d’inspection du début octobre souligne qu’un repas sur deux est à base de rations et qu’il faudrait passer à un sur quatre. Pour ma part, je me contenterai de dire que les sardines sur un pain de guerre revenu du Vietnam, ce n’était pas top. La médiocrité des repas est confirmée dans le livre qu’a écrit notre regretté ami Daniel Decot, « Les oubliés d’Akrotiri ».  Ayant pu se rendre à Tymbou, il note que « la roulante de Tymbou est meilleure que celle d’Akrotiri »  et que « les repas améliorés de l’armée de l’air sont le quotidien de la RAF. »

cuisine centrale 1700 rationnaires
Mais tout le monde supportait ça sans rien dire. On pouvait voir le colonel Gauthier, toujours sur la brèche, venir de temps en temps à la popote partager les repas, même avec les appelés. Si la cuisine était la même pour tout le monde, officiers, sous officiers et hommes du rang avaient des tentes réfectoire séparées. Pour le vin, je n’ai pas remarqué le doublement de la ration que vous signalez. De fait, le vin local très sucré et fort en alcool n’a pas manqué. Le pain frais est venu tardivement, la boulangerie de campagne installée par l’armée de terre n’ayant commencé à fonctionner que le 2 octobre.

Henri  Lafon :                                    
J’étais électricien équipement avion, caporal-chef engagé, au 3/3 Ardennes et j’ai  tenu un journal du 11 août au 14 décembre, date de mon retour à Reims. A Sainte Marthe, donc à Marseille, l’alimentation était de piètre qualité de même que le couchage. J’ai écrit le vendredi 24 août : « Le rata et le cuistot chargé de la distribution me coupent l’appétit. Des mains crasseuses qui plongent dans les gamelles, tout cela dans une poussière provoquée par les travaux routiers, font que notre choix se porte sur le bistrot d’en face ». D’autres, plus chanceux, ont été nourris par des familles marseillaises.

corvée de patates
J’ai également noté le menu du vendredi 14 septembre, donc à Chypre : «  Trois rondelles de betterave rouge, du « singe » - de quoi y goûter- des pommes de terre pas cuites, une fine tranche de pastèque ». Le lendemain tout le monde est victime de diarrhée et on apprendra que le 2e classe chargé de la désinfection avait copieusement saupoudré le pain de DDT.

André Mitre.
 J’étais mécano avion au 1/3  Navarre,  après un brevet passé aux Etats-Unis en 1952.  J’ai embarqué avec Henri Lafon sur le « Robert Espagne » le 2 septembre. On s’est aperçu à l’arrivée que certains camions ateliers avaient été vidés de leur matériel par les dockers, y compris les paquetages. Pour ma part, je trouve que nous étions bien lotis pour le campement, mieux que les unités de reconnaissance qui sont arrivées de Cognac sans  aucun matériel de campagne. On a dû partager le nôtre.

FA. Au  plan de l’hygiène, c’était forcément délicat.

Les feuillées
PC. On peut même dire catastrophique. Les écarts de température, les efforts de la journée et l’alimentation insuffisante nous ont fait perdre jusqu’à dix kilos en un mois.  Pour la toilette du matin, rien n’était prévu sinon le robinet de la « vache à eau ». Pour les toilettes, deux planches sur les feuillées comme sous l’armée d’ancien régime.

Des véhicules pour la douche et des latrines de campagne ont été livrés plus tard mais en nombre insuffisant. C’était tout de même un progrès pour moi qui avais connu  en Indochine la douche constituée d’un réservoir posé sur deux murs en parpaings.




Rien n’était prévu non plus pour la lessive. Le casque, qui dans certains cas pouvait servir à l’occasion de friteuse, servait aussi pour laver le linge. Pour ma part, je nettoyais les treillis dans un bain d’essence (pas de kérosène, impropre à cet usage). Le pire était la dysenterie. Certains matins, on voyait sécher beaucoup de pyjamas devant les tentes. Il y a eu beaucoup de rapatriés sanitaires.

FA. Comment est-ce que ça se passait au plan financier ?

PC. La délégation de solde a bien fonctionné pour ma famille restée en France et localement, du fait de la gratuité des prestations, les besoins financiers étaient réduits. Le trésorier (6) nous versait une partie de la solde en billets des « forces françaises en méditerranée orientale ». Gérard Zwang, chirurgien appelé devenu par la suite urologue et sexologue réputé, a qualifié cette monnaie « d’escroquerie internationale » et de monnaie de singe. Sans aller jusque-là, il faut reconnaître qu’il n’y avait pas de pièces pour cette monnaie et que les billets ne servaient pas à grand-chose en dehors du foyer, lorsqu’il a été ouvert, assez tard je crois.  Un repas coûtait 160 francs français (anciens francs bien sûr) et un caporal-chef engagé trois ans percevait 18000 francs par mois.



Yvan Masselot. 
Talon versement de solde par CATA Reims
J’ai effectué mon service militaire à Reims de mai 1956 à Juillet 1958, soit 27 mois. Auparavant, j’avais servi comme civil contractuel au CBA de Saint-Dizier où j’étais chargé de la vérification des comptes du foyer et des mess de la base de Reims. Sur cette base, comme appelé, j’ai été affecté au service du trésorier qui faisait partie du « groupe des moyens généraux 30/003 ». Je suis parti sur l’Athos II avec Paul Crepin. Le service du trésorier, sous la direction du capitaine Andréas, est parti en totalité à Chypre. Nous traitions des frais de déplacement et surtout de la solde. Aucune instruction n’étant parvenue à Chypre en  septembre, le colonel Barthélémy a décidé que l’intégralité des soldes de campagne serait payée en livres chypriotes. Un mois plus tard, la directive du commissariat (7) est arrivée et les Francs Méditerranée étaient mis en place. Les billets étaient des francs d’occupation en Allemagne, surchargés. Il n’y avait pas de pièces de monnaie. La part de la solde payable en livres chypriotes était fixée à 25% et le reste en monnaie de stationnement. Il a donc fallu régulariser les trop-perçus, ce qui a pris plusieurs mois. Heureusement, la DCCA a rapidement porté à 50% la part payable en livres chypriotes. Ces fluctuations étaient, parait-il, liées à des questions de balance des paiements. D’une manière plus générale, le montant de la solde en campagne a beaucoup déçu, mais il devait être doublé au déclenchement de l’opération.

FA. Vous avez passé le plus clair de votre temps à manipuler des munitions. Aviez-vous quelques distractions à Akrotiri ?

PC. Le premier mois, nous ne sommes guère sortis de la base, sinon pour nous rendre à la plage qui n’était pas très loin. Les Anglais, installés en dur sur le site, nous accueillaient parfois, ce qui permettait de boire une bière ou voir un film. La radio n’existait que pour quelques privilégiés. Nous avons également reçu des films (l’Acrobate de Fernandel, un film datant de 1941) et des disques (Brassens, Aznavour déjà) mais nous attendions surtout le courrier. Lui aussi a tardé à se mettre en place. Mon premier fils est né le 3 octobre 1956 et je ne l’ai appris que trois semaines plus tard. Les permissions de sortie à Limassol se sont aussi fait attendre. Le mouvement grec indépendantiste EKOA menait la vie dure aux anglais. Un tract avait prévenu les Français qu’ils ne seraient pas visés. Fallait-il sortir sans arme et ne pas pouvoir répondre à une agression ou emporter une arme au risque de se la faire voler ? C’est la deuxième solution qui a prévalu et les premières sorties autorisées ont pu se faire à partir du 19 octobre, par groupes de quatre. L’accueil de la population locale a toujours été chaleureux. Malheureusement, pour acheter dans le commerce local, il fallait se débrouiller en dehors des circuits officiels.

André Jésupret
Je confirme tout ce qui vient d’être dit. J’étais sous les drapeaux depuis moins de quatre mois, chauffeur-mécanicien au service incendie de la base de Reims, lorsque le soir du 12 août à 17h j’ai été averti qu’il fallait m’équiper et partir en mission  immédiatement. Cette mission consistait à conduire à Istres un P45 Citroën, véhicule incendie sorti des réserves de guerre. J’ai attendu 10 jours avant d’embarquer  sur le « Vire ». Au total, pendant trois semaines, je n’ai eu à manger que des rations de combat.
Lavabo de campagne
Par contre, en tant que pompier, je n’ai eu aucun problème d’eau à Chypre. Mais la lessive et la toilette se faisaient à l’eau froide car il n’y avait rien pour la chauffer en dehors du soleil. Un  incendie d’avion au point fixe, que nous avons éteint dans des conditions très périlleuses,  a marqué mon séjour qui s’est achevé le 2 février 57. J’ai été libéré en avril 1958.

FA. Pouvez-vous présenter  l’ANAC Suez/Chypre brièvement ?

PC. Cette association a été créée en 2002 par des anciens de la base de Reims étant allés à Akrotiri, appelés pour la plupart (je rappelle qu’il y avait 1340 appelés du contingent sur un dispositif comprenant 2400 personnes à Chypre pour l’armée de l’air). N’ayant participé qu’à une seule campagne au cours de leurs 28 mois de service militaire, leur objectif était de se voir reconnaître le statut d’ancien combattant. Malgré de nombreuses demandes, ce statut leur a toujours été refusé par les pouvoirs publics au motif que 60 jours de campagne (durée officielle maximum reconnue pour les services à Chypre) n’étaient pas suffisants en vertu de l’article R224 E du code des pensions militaires et des victimes de guerre.

Nous ne sommes plus très nombreux comme aviateurs : deux pilotes sous-officiers, quatre mécaniciens, un armurier, un pompier et un chauffeur et nous retrouvons surtout sur internet. Une fois par an, l’ANAC Suez/Chypre, principalement constituée de parachutistes et de quelques marins, organise un rassemblement et nous nous réunissons pour évoquer ces moments auxquels nous avons consacré la meilleure part de notre jeunesse.
Pour appuyer l’action de cette association, j’ai créé un blog que vous pouvez consulter sous le lien suivant : http://anac-suez-et-chypre.over-blog.com/ »

*
Au terme de cet entretien, en guise de conclusion, je voudrais rapporter une anecdote que m’a confié le général René Rouault (8). Jeune pilote affecté à la base de Reims en 1959,  il a la chance de déjeuner un jour à la table du commandant Le Scouezec (à dr. sur la photo), pilote qui avait participé activement à l’opération 700. Avide de tirer des leçons de cette opération encore entourée de mystère, il se hasarde à demander : « Chypre, c’était comment ? ». Et de s’entendre répondre : «  Fils, c’était super, on avait un camembert pour quatre. » (9).

NOTES

1/ Ancêtre des moyens généraux et des moyens d’administration.  La BAO 791 (chasse-reconnaissance à Akrotiri) fonctionnait avec deux unités à administration distincte (UAD) préexistantes à l’opération : la 3e escadre de chasse et le groupement des moyens généraux 30.003 (ce dernier assurant l’alimentation de l’ensemble des personnels de la base et centralisant la comptabilité des matériels). La BAO 792 (Transport à Tymbou) comprenait une seule UAD, le groupe des moyens généraux 30.792, qui administrait l’ensemble de la base, y compris le détachement des avions de  transport (CGMMTA).

2/ Le général Gabriel Gauthier a terminé sa carrière comme chef d’état-major de l’armée de l’air du 13 décembre 1969 au 11 décembre 1972.

3/ Les convois, routiers ou ferroviaires, provenant de Reims, Metz, Cognac et d’Allemagne (Lahr et Fribourg) arrivent à Istres les 14, 15,16 et 17 août sous le contrôle du 1er CATAC qui avait créé un groupement de forces aériennes sous le nom de « Groupement spécial n°1 » dans son ordre logistique du 10 août. La responsabilité de l’opération passera ensuite au GM1, créé le 23 août, lui-même accédant au statut de grande unité aérienne (GUA définie par le décret 54-492 du 10 mai 1954) par DM  625/EMAA/1/0/TS du 27 septembre.

4/ Le train de Reims est arrivé à Marseille le 21 août au soir avec 31 officiers, 270 sous-officiers et 865 hommes de troupe.

5/ Six cargos de la marine marchande sont affrétés au départ de Marseille : Aulne, Vire, Brest, Auray, Robert Espagne, Aquitaine. Outre le matériel, chaque navire transporte 150 hommes. L’Athos II transporte uniquement du personnel : 31 officiers, 270 sous officiers et 865 hommes de troupe.

6/ Le Piège n° 172

7/ instruction n° 56/DCCA/1/TS du 21 septembre 1956.

8/ Le général René Rouault (EA 54) a été commandant de la base de Creil de 1981 à 1983, le commissaire commandant Debrun étant son commissaire. Il a terminé sa carrière fin 1988 comme général de division aérienne à la tète du Conseil Permanent de la Sécurité Aérienne.

9/ Le capitaine  Le Scouezec commandait en second l’escadron 1/3 Navarre pendant l’opération 700.