samedi 5 novembre 2016

Suez 1956, première OPEX du Commissariat de l'air

Commissaire général François Aubry (ECA69)

Lorsque la crise de Suez éclate au milieu de l’année 1956, l'armée de l'air n’a qu’une vingtaine d'années, son Commissariat à peine dix. Le terme d'OPEX (opération extérieure) n'existe pas. On parle encore de « campagne » et l'armée de l'air découvre à cette occasion les difficultés de la  projection et de la logistique associée.


L'objectif qui lui était assigné, en respectant des préavis courts et une discrétion totale, consistait à installer à Chypre (3000 kms de la France) deux bases aériennes opérationnelles, l'une à Akrotiri pour la chasse et la reconnaissance (BAO 791), la seconde à Tymbou pour le  transport (BAO 792). Dans les deux cas, la situation de départ était identique : une piste sommaire, sans eau ni électricité, entourée d'une zone désertique - chaude en journée avec des nuits glaciales- à équiper entièrement pour accueillir et faire vivre plus de deux mille personnes pendant une durée indéterminée. La mise en place du personnel et du matériel doit se faire principalement par voie maritime et nécessite huit jours de traversée à partir du port de Marseille.

Les  aspects politico-militaires de cette expédition sont amplement connus. Ses aspects logistiques, en revanche, ne font l'objet d'aucune étude et l'action du Commissariat de l'air en particulier a été totalement occultée. Qui se souvient du commissaire Daniel Cognault ? Sait-on que le soutien logistique et administratif du Commissariat de l'air a perduré pratiquement un an alors que la guerre n'a duré qu'une  semaine ?


Faut-il imputer cette amnésie au fait que les archives du Commissariat de l'époque semblent avoir été perdues dans leur quasi-totalité ? C'est principalement grâce à un rapport (1) sur « l'opération 700 » du commissaire colonel Cognault, directeur du Commissariat de l'air à Chypre pendant les trois derniers mois de 1956 que nous pouvons essayer de décrire l'action du commissariat de l'air dans cette opération. Pour le premier semestre 1957, quelques éléments épars figurent dans les cartons  conservés au service historique de la défense. Cinquante ans après les faits, les documents « très secrets »  ont été déclassifiés mais beaucoup ont disparu, souvent volontairement (cf. sources : article Air Actualité).

La préparation

Dans les derniers jours de juillet 1956, le général Paul Bailly, chef d'état-major des forces armées air, et son major, le général Edmond Jouhaud, mettent une poignée de responsables de l'armée de l'air dans le secret d'une opération que même leur ministre, le secrétaire d'Etat à l'air Henri Laforest, doit ignorer. L'idée de manœuvre est de riposter militairement, avec la Grande-Bretagne et si possible avec Israël, à l'annonce faite par le président égyptien Nasser, le 26 juillet,  de nationaliser le canal de Suez.

Le nouveau directeur central du Commissariat de l'air, le commissaire général inspecteur Louis Bilbault*, est dans la confidence. Il s'agit pour lui de définir les dotations en matériels (habillement, matériels de campagne, rations de combat), de les fournir et les faire distribuer, de définir les droits à solde et indemnités diverses, de mettre en place et de contrôler les flux financiers nécessaires. Son rôle est d’également d’assurer de la bonne tenue des documents administratifs, individuels ou collectifs qui conditionnent les droits de tous et la vie quotidienne des unités.

Pour ce faire, la direction du Commissariat de l'armée de l'air dispose de magasins centraux,  de directeurs du Commissariat dans chacune des cinq régions aériennes, d'une bonne demi-douzaine de centres administratifs territoriaux de l'air créés en 1951 (CATA**), de commissariat des bases de l'air (CBA***). Les bases aériennes - où des officiers des détails gèrent les fonds et les matériels - ne disposent pas d'éléments du service.

Dans la pratique, c'est le 1er Corps Aérien Tactique (CATAC) – unité à part entière de l'OTAN et installée en Allemagne sous les ordres du général Stehlin - qui est le bras armé de l'opération au départ. Le commissaire général Rame, alors capitaine à la direction du Commissariat du 1er CATAC, a témoigné de la préparation de l'opération. Le 4 août, un ordre logistique d'opération est établi ; six jours plus tard, il est … annulé !

Tandis qu'à Londres, dans les locaux utilisés pour le D.Day, on refait des plans inspirés de l’opération « Overlord », la logistique échappe progressivement au 1er CATAC au profit de la 4ème Région aérienne où doit transiter la quasi-totalité du matériel (via la base aérienne 125 d'Istres) et du personnel, avant embarquement à Marseille en direction de Limassol ou de Famagouste.

Conformément aux principes en vigueur dans l'OTAN, si les opérationnels sont « intégrés », certains parleront « d'allégeance », les logisticiens ne connaissent que les chefs et les règles de leur pavillon national. En clair, pour le Commissariat de l'air, cela signifie qu'il ne peut compter que sur lui-même pour le volet franco-britannique. Quant au volet de l'intervention sur le sol israëlien, le support sera pris en charge en totalité à Lod-Tel Aviv et à Camp David et en dehors de tout cadre réglementaire.

gal Jouhaud, GMG, col Gauthier
col Gauthier (de dos) généraux Jouhaud (centre) et Brohon (dr)
C'est seulement vers la fin du mois d'août 1956 qu'un organigramme clair de l'organisation du commandement se dessine. Le 23, un groupement mixte (GM1) d'une centaine de personnes voit le jour, confié au général de brigade  Raymond Brohon, unique responsable de l'ensemble des moyens aériens français, officiellement pour Chypre, officieusement pour Israël. La coordination de la logistique est confiée à son adjoint, le colonel Barthélémy, qui dispose pour son action d'un état-major réduit mais classique (1er bureau, sécurité, transmissions), d'une compagnie de quartier général (n° 1/460) et d'un directeur des services supervisant les directions Santé, Technique, Transport et Commissariat.

L’installation à Chypre

Les éléments du GM1 sont embarqués à Marseille le 21 août et mis en place à Chypre le 13 septembre. Le directeur du Commissariat, pour sa part, ne sera désigné que le 28 septembre. Ce retard est-il lié au fait que l'organigramme du GM1 contrevenait au principe de subordination directe des services au commandement (loi du 16 mars 1882) ou au fait que le lieutenant-colonel Nottelle, directeur « des services » – donc supérieur du commissaire colonel pressenti – n’était que lieutenant-colonel, heurtant le bon sens hiérarchique ?

Sur ce point délicat, le directeur des services, souligne dans son rapport final qu'il « avait pour mission d'assouplir la rigidité dont font parfois preuve certains directeurs de service » et que «  l'anomalie de principe n'a pas empêché le parfait fonctionnement du mécanisme, la meilleure entente régnant entre tous. » Le commissaire Cognault note simplement : « Cette organisation n'a pas donné lieu à trop de désagréments, grâce à l'esprit de coopération qui a régné. Mais l'efficacité d'une organisation ne doit pas reposer sur une présomption de bonne harmonie entre les caractères des personnes appelées à occuper certains postes. » En tous cas, le CBA prévu par le commissaire Rame ne verra pas le jour. Du moins pas tout de suite…

Trois instructions rédigées par la Direction Centrale du Commissariat de l'Air (DCCA),  fixant les règles de gestion et de comptabilité pour les matériels et les finances ainsi que celles relatives à l'administration des unités, sortent le 20 août (n°24), le 6 septembre (n°40) et le 15 septembre (n° 51). Cependant, les cultures entre chasseurs et transporteurs étant distinctes, les pratiques sur les deux bases aériennes à Chypre diffèrent. A Akrotiri, les chasseurs atterrissent le 22 septembre avec leurs matériels de campagne et sont administrés sur place. A Tymbou, les transporteurs arrivés une semaine plus tard n'ont prévu que leur logistique technique et restent administrés par leurs unités d'origine.

Une certaine improvisation inévitable - mais aggravée par les difficultés d'une laborieuse planification franco-anglaise - est perceptible. Un acteur, alors pilote de chasse et devenu plus tard général, témoignera en résumant : « Les ordres succédaient aux contre-ordres. Le tout inspiré par le désir de faire quelque chose de parfait. » Tenter d'atteindre cette perfection a certainement été l'objectif de la direction du Commissariat à Chypre dont il est possible de donner une vue générale des activités.

La direction du commissariat sur place

En tant qu'ordonnateur, son directeur est chargé de la mise en place et du suivi de l'ensemble des crédits nécessaires à l'armée de l'air à Chypre. Le ministère des finances étant soucieux du contrôle a priori même en temps de guerre, un payeur aux armées (322e bureau payeur de la trésorerie aux armées, tenu par le lieutenant Vessat) est rapidement nommé. Les francs « banque de France » et les francs « Algérie » ne devant pas circuler à Chypre, ces crédits prennent la forme de « francs méditerranéens » créés pour la circonstance ou de livres chypriotes lorsqu'une autorisation de change est accordée. Les opérations de change sauvage n'étant pas exclues, des livres anglaises apparaissent également. C'est ainsi qu'un payeur anglais a pu échanger onze millions de francs à l'arrivée des bateaux. Des mandats envoyés de France par les familles sont également possibles, à condition que le bureau postal militaire fonctionne, ce qui prendra un certain temps.

En matière de solde, les CATA de métropole et d'Afrique du Nord continuaient à payer les délégations de solde aux familles, la solde de campagne fixée par la DCCA ainsi que les éventuels frais de déplacement étant versés localement par les officiers payeurs des unités. Le taux de l'indemnité d'opération a fait débat, d'autant qu'elle était imposable en Méditerranée orientale alors que l'indemnité d'opération en Algérie était exemptée. Une solde spéciale de traversée existait  aussi. En l'absence de moyens informatiques, le suivi comptable de toutes ces opérations représente un indéniable tour de force.

Pour l'alimentation, qui ne relèvera du service du Commissariat de l'air que 20 ans plus tard, les unités avaient été pourvues au départ de 60 000 rations de combat. Il a fallu attendre le 1er novembre pour que les popotes fonctionnent normalement. L'intendance fournissait déjà  lentilles, haricots, pâtes et pain frais depuis le 15 octobre. Les achats de légumes frais, viande fraîche, pain et boissons pouvaient être effectués dans le commerce local à condition de passer par les Britanniques au motif d'assurer le contrôle des prix. Par méconnaissance totale des conditions de vie locales, la fixation des primes d'alimentation par la direction de la comptabilité du ministère des finances a fait l'objet de vives discussions, ne contribuant pas non plus à faciliter les comptes. En revanche, il semble qu'une certaine latitude existait localement dans ce domaine. Elle a permis au commissaire Cognault de doubler, de sa propre initiative, la ration quotidienne de vin, contribuant ainsi au soutien … du moral des troupes.

Les dépenses d'instruction et d'entretien courant des unités qui suivaient le régime dit « des masses » (30 francs par jour et par militaire non-officier, versés sur deux mois d'avance) ont été couvertes pour un montant de quatre millions de francs, soit trois millions de moins que la ressource fixée initialement. C'est le seul domaine qui semble n'avoir engendré aucune difficulté.

Dans le secteur des matériels, l'essentiel de l'effort a porté sur les matériels de campagne, la totalité des installations techniques et de la zone vie étant montée sous toile, tentes Saga I de 18 m2 ou Saga III de 36m2 jugées supérieures aux matériels anglais. Quelques cuisines roulantes fonctionnaient encore au bois mais, dans l'ensemble, tous les matériels de campagne ont donné satisfaction,  jusqu’aux remorques frigorifiques.

Pour l'habillement, le paquetage fixé par la DCCA et emporté par le personnel n'a posé aucun problème, y compris pour les vêtements spéciaux du personnel navigant. Le commissaire Cognault suggère toutefois « qu'il faudrait prévoir des shorts, indispensables en saison chaude, et que le casque colonial doit être remplacé par un chapeau de brousse. » Avant son départ, il fera une revue d'effectifs, occasion de vérifier l'absence d'unité fantôme et aussi la bonne tenue des pièces matricules et d'identité. Il signera également un procès-verbal de réforme des matériels commissariat, qui, compte tenu des difficultés pour suivre la comptabilité matière, a certainement été source de nombreuses régularisations.

On peut relever dans cette logistique, que rien n'avait été prévu pour le lavage collectif des effets et qu'il n'y avait aucun maître-tailleur. De même, alors que le contingent représentait une part significative, aucun foyer n'avait été ouvert. D'une manière plus générale, c'est toute la fonction distraction qui était absente. Il est vrai que des crédits mis en place à cet effet (un million de francs) n'ont pu être utilisés faute d'avoir été assortis de l'autorisation de conversion en monnaie locale et du peu de temps réservé aux loisirs (les horaires de travail étaient fixés de 4h du matin à 22h). Parmi les affaires non traitées par le Commissariat, on remarque aussi que les dossiers contentieux relevaient bien du 1er bureau de l'état-major logistique, et que l'établissement d'éventuels actes de décès incombait au consul de France à Chypre, lequel résidait à Malte.

Épilogue

C'est dans le cadre du dispositif de soutien qui vient d'être décrit que les premières frappes aériennes interviennent le 29 octobre dans le Sinaï suivies de la destruction au sol de l'aviation égyptienne avant les aérolargages sur la zone du canal les 5 et 6 novembre. Sous la pression conjointe des Etats-Unis et de l'Union Soviétique, l'arrêt des hostilités a rapidement entraîné l'évacuation de l'Egypte et celle des avions basés en Israël, une mise en place de casques bleus étant votée par l'ONU et suivie d'effet le 27 du mois.

A la veille de Noël tous les avions  sont rapatriés en France. Le 31 décembre, le commissaire Cognault signe le procès-verbal de dissolution du GM1 et retrouve son affectation à Aix-en-Provence le 27 janvier 1957. Le 16 mai, tous les cachets et timbres secs ou humides du GM1 seront retournés à la DCCA. « L'opération 700 » est terminée.

Cependant, la France ayant décidé de maintenir des moyens, 279 personnes des trois armées sur la base aérienne d'Akrotiri, une nouvelle organisation est mise en place sous la responsabilité du Colonel Vignerot, « commandant les moyens français à Chypre ». Un  commissariat des bases de l'air réduit (10 personnes au total dont 7 comptables) est créé, dirigé par le commissaire commandant Pierre Garde. Ce n'est plus un dispositif d'OPEX mais une base classique, à l'exception de son caractère interarmées et… à l’étranger. Il assurera ses fonctions jusqu'au 7 août 1957.

Tous les participants à l' « Opération 700 » ont souligné  l'importance de la logistique et de sa préparation en amont. Malgré sa jeune existence, le Commissariat de l'air a démontré à cette occasion une compétence indéniable et une efficacité variable selon les domaines mais dans l'ensemble très honorable. Les enseignements tirés de l'expérience de Chypre ont orienté le service pour les trente années suivantes, jusqu'à l'opération « Manta », menée au Tchad en 1983.

(1) Rapport disponible en écrivant à : amicaa@sfr.fr

Voir aussi sur notre site www.amicaa.fr :
*biographie du général Bilbault– 24 octobre 2013
**les CATA : articles des 6 et 13 septembre 2014
***les CBA : article du 24 novembre 2013


Sources : archives SHD (notamment rapport du cre col Cognault),  revue Air Actualité n°493 de juin 1996 (général Vaujour), RHA  (n° 175 - 1986) "Les porte-à-faux de l'affaire de Suez" (général Robineau) ; revue Icare n° 227 (notamment article de JP Salini) et 228, blogs  général Lapiche, Malnory,