mardi 4 octobre 2016

L’excellent rapport Bouchard

Par le général de corps aérien Pierre Warmé (EA58)

Pour l’information des jeunes commissaires, il nous a paru intéressant de rediffuser un article de synthèse sur le fameux « rapport Bouchard », rédigé non pas par un ancien commissaire de l’air (qui aurait pu être taxé de parti pris) mais par un officier PN, le général Pierre Warmé. Ce rapport déboucha sur la loi du 16 mars 1882 relative à l’administration de l’armée, sous l'empire de laquelle les intendants et les commissaires de la marine puis les commissaires de l'air à compter de 1942 travaillèrent, jusqu'en 2009.

Le rapport – comme cet article – sont toujours d’actualité dès lors que l’on s’intéresse aux questions de défense en général et d’organisation des armées en particulier.
(si vous souhaitez commenter cet article, écrivez à : amicaa@sfr.fr)



« Publié  en 1874, le rapport Bouchard s'inscrit dans une suite de mesures législatives importantes destinées à reconstruire les armées françaises après la désastreuse défaite de 1870. Le désastre fut en effet complet et ses conséquences fort douloureuses.

Le contexte
Laissons un des témoins de l'époque le redire :
« Nous sommes des vaincus. Depuis la fatale année 1871, la France a perdu le rang qu'elle occupait naguère à la tête des nations de l'Europe. On lui a pris deux provinces, on a mutilé ses frontières, on a détruit l'équilibre de ses finances en lui imposant une formidable indemnité de guerre. Si nos pertes matérielles sont immenses, que dire de l'humiliation morale qu’on nous a infligée ? Jadis notre malheureuse patrie était considérée comme l'arbitre des destinées de l'Europe. On recherchait son alliance ou sa protection, on la consultait sur toutes les grandes affaires du continent. Aujourd'hui tout a changé, vous le savez. Nous sommes seuls, entourés d’indifférents ou d’ennemis. On a cessé de nous admirer en cessant de nous craindre.… Le prestige de la France n'a pas survécu à sa défaite. (Pour la France par George Duruy - ancien élève de l'École normale supérieure - ancien membre de l'école française de Rome - agrégé de l'université - professeur d'histoire au lycée Henri IV -1881).

Les causes de cette catastrophe nationale se rapportent autant à l'impréparation des armées, pour des raisons budgétaires du fait de l'opposition parlementaire, qu'à leur quasi désorganisation structurelle. C'est ce dernier aspect, dans la relation entre organisation et efficacité opérationnelle, qui nous  intéressera plus particulièrement.

Revenons encore aux témoignages de l'époque pour décrire la situation :

« Dans la constitution générale de l'armée, on fut frappé de la mauvaise répartition des contingents, de leur manque d'instruction, de la lenteur des réserves à rejoindre leur corps, de la formation improvisée des corps d'armée en temps de guerre. On sentit tous les inconvénients du système qui consiste à prendre un divisionnaire à Lille, un brigadier à Perpignan, un intendant en Algérie, à placer tous ses fonctionnaires, appelés des quatre coins cardinaux, dans une action commune, sans que rien ne leur ait révélé leurs caractères, leurs aptitudes réciproques, sans que les fonctions exercées en commun, côte à côte, leur aient inspiré les uns dans les autres la confiance si nécessaire pour bien gérer leur commune responsabilité, et alors que sous peu de jours on doit se trouver en présence de l'ennemi » (discours de M. le duc d’Audiffret-Pasquier - 13 juin 1873)

« On remarqua le défaut de concert entre l'administration et le commandement : on vit deux organisations fonctionner d'une façon parallèle, sans régler ni mettre d'accord leur mouvement : le général plus préoccupé de la direction de ses troupes que des moyens de pourvoir à leurs besoins matériels qu'il considérait comme le domaine de l'intendance ; l’intendant livré à lui-même, à ses inspirations, opérant souvent à l'aventure, cumulant sur sa tête un fardeau écrasant de fonction et de devoir, s'épuisant en efforts inutiles et n'aboutissant qu'à faire un service insuffisant et à mécontenter tout le monde. Cette séparation de l'administration et du commandement, cette coexistence de deux volontés, indépendantes l'une de l'autre, qui se paralysent et s'annulent, le dualisme, pour employer l'expression consacrée, fut condamné. On décida qu’il devait être proscrit de l’organisation militaire».

On prit conscience des  « effets néfastes d'une centralisation excessive pesant sur les armées ». « Les malheurs de 1870 avaient démontré l'infériorité de l'État militaire du pays. Son salut a donc imposé une immense réforme ». (Extraits du rapport Bouchard).

Cette immense réforme se composa en effet de trois lois : La loi du 27 avril 1872 introduit le principe du service militaire obligatoire pour tous les Français. Celle du 24 juillet 1873  détermine l'organisation générale de l'armée. Elle a notamment posé que les forces militaires seraient réparties en corps d'armée, formés de manière permanente en divisions et brigades, constamment pourvus de leurs matériels, de leurs approvisionnements et de leurs services. Ces dispositions d'organisation n'entrèrent pas dans le détail de l'administration et de l'exécution des services qui devait se traduire par une loi particulière dont l’étude et le projet furent l'objet des travaux d'une commission spéciale. Ces travaux furent présentés au ministre de la guerre par M. Léon Bouchard en 1874 et donnèrent la loi sur l’administration de l’armée du 16 mars 1882.

Le rapport Bouchard
Une lecture superficielle du rapport Bouchard peut paraître rébarbative, toutefois avec un peu d'attention, elle s'avère riche d'enseignements en termes de méthode pour l'organisation et la logistique.

Les enseignements à tirer concernent tout à la fois : la méthode, la clairvoyance de l'analyse, la précision et la cohérence de l'énoncé, la sagesse des dispositions et des recommandations, l'honnêteté de la transcription des débats, la qualité de la rédaction.

En premier lieu, on observera que la commission ayant pris connaissance de l'état des armées, a su se détacher des nombreuses solutions qui lui étaient proposées pour se consacrer à une réflexion indépendante et originale.

Ensuite, on notera qu'elle s'aligna fidèlement sur les grands principes de l'organisation des armées posées récemment par la loi de 1873 :
- Permanence temps de paix - temps de guerre
- Création des corps d'armée permanents avec leurs troupes, leurs matériels, leurs  approvisionnements et leurs services.
- Subordination au commandant de corps d'armée des magasins et établissements affectés ainsi que des services destinés à suivre la troupe en campagne.

Considérant l'ensemble de ces principes et leurs répercussions, la commission releva avec clairvoyance que le transfert de responsabilités administratives vers les commandants de corps d'armée  risquait de « dégarnir la responsabilité du ministre ».

La commission décida alors de « protéger la responsabilité du ministre dans la mise en œuvre de la direction générale des affaires, dans l'emploi des crédits budgétaires et en tant que seul interlocuteur de l'Assemblée » en inscrivant cette responsabilité au frontispice de la loi.

En outre, pour conforter l'action ministérielle, elle dégagea l'idée de la nécessité de créer un contrôle indépendant ne relevant que du ministre et n'agissant que  dans le cadre de sa délégation.

Déclinant les principes dans l'application à son projet d'organisation, elle saura combiner de façon méthodique, pas à pas, sans ambiguïté jusqu'aux plus bas échelons, l'action de l'administration centrale et celle intégrée au corps d'armée.

Ceci impliquait une grande précision dans la définition des fonctions et des attributions des différentes parties prenantes auxquelles le projet consacra une large part de son texte. Ces précisions assurèrent d'autre part une grande cohérence à l'ensemble du projet.

D'autre part, elle s'attachera constamment à bien « expliquer l'enchaînement des raisons… à expliquer chacune des dispositions adoptées, à en préciser le sens, à en donner le motif ». En administration comme en politique, le vrai progrès ne résulte pas des révolutions.

L’ampleur du bouleversement qu'aurait pu entraîner ces nouvelles mesures fut tempérée par beaucoup de bon sens et une sagesse exemplaire : « Dans la préparation du projet de loi, la Commission s'est imposée, comme règle, de modifier le moins possible l'administration qui existe aujourd'hui, de tirer parti des éléments qu'elle renferme, sans les désorganiser, et en se bornant à les plier aux principes nouveaux. Elle pense que les réformes trop radicales sont presque toujours dangereuses, on ne peut arriver au bien que par échelon et par des efforts successifs, qu'enfin, en administration comme en politique, le vrai progrès ne résulte pas des révolutions. Les institutions qui ont fonctionné jusqu'ici peuvent ne plus être en rapport avec la nouvelle organisation militaire ; elles n'en sont pas moins le résultat de l'expérience des siècles et l'œuvre d'hommes éminents ».

Ainsi l'application du principe de permanence conduisait à ce que « l'administration soit organisée en temps de paix comme en temps de guerre » mais, considérant la difficulté d'assimilation du temps de paix au temps de guerre, la commission arrêta qu’il en résulterait autant de nuances que nécessaire dans l'application.

De même des nuances et des particularités s'appliquèrent à l'administration de certains services notamment le service des hôpitaux et ambulances pour des raisons techniques et d’emploi.

Comme l'indique l'extrait suivant, le pragmatisme de la commission sera clairement manifesté :
« Les services sont exécutés, soit en gestion directe, soit à l'entreprise. Bien que l'entreprise ait des avantages incontestables, et qu'il paraisse désirable de s'adresser au commerce le plus souvent possible, il ne faut pas oublier que la gestion directe est indispensable pour certains services et dans certaines circonstances notamment en temps de guerre, en présence de l'ennemi ». En outre, la commission soulignera avec beaucoup de bon sens les avantages « de confier le soin des marchés à des hommes ayant l'expérience des affaires commerciales », les questions de finances et de comptabilité à des experts en la matière, les approvisionnements de l'artillerie et du génie, d'une nature particulière, à « des hommes techniques ». De la même façon, pour répondre aux exigences de l'indépendance du contrôle, la commission choisira en définitive le recours aux personnels militaires plutôt que civils, les premiers étant « mieux instruits des affaires militaires  ».

Ce sens des réalités ira jusqu'à suggérer un conseil très judicieux pour la formation des cadres : « Que les officiers soient impliqués dans les adjudications, délibèrent sur un cahier des charges, surveillent sa stricte application. Vous aurez ainsi des officiers qui joindraient la pratique aux connaissances théoriques… Perfectionneraient  leur éducation… développeraient leur intelligence au grand profit de l'armée et du pays ».

De même, la commission a tenu à ne pas se perdre dans les détails   pour « ne pas engager l'avenir par des dispositions législatives et préserver les possibilités d'aménagement des rouages inférieurs ». En revanche, elle exprimera clairement les limites des évolutions éventuelles. S'agissant, par exemple,  de l’établissement d'une liste d’organismes devant être rattachés à l’échelon central, elle prescrit: «  Quelle que soit la classification adoptée pour les facilités du service, elle doit  dériver de cette règle : que l'administration des corps d'armée comprend nécessairement mais uniquement les services destinés à suivre les troupes en campagne, ainsi que les magasins et établissements exclusivement affectés à ces corps d'armée. Tout le reste forme le domaine réservé, le domaine plus spécialement ministériel ».

Méthodique, pragmatique, précise, minutieuse, la commission gardera sa hauteur de vue et n'en sera pas moins innovante. Par exemple, en affermissant les moyens de contrôle du ministre par la création de l'Inspection de l'Administration de la Guerre ou en favorisant l'efficacité opérationnelle par le rattachement aux corps d’armées des hôpitaux et des ambulances (dont la direction sera en outre confiée aux médecins).

Une autre caractéristique édifiante du rapport Bouchard, c'est la grande honnêteté dont il fait preuve. Ainsi, si toutes les propositions ne sont pas retenues, si tous les amendements ne sont pas acceptés, l'exposé de leur contenu fut toujours transcrit et les raisons du rejet motivées.
Enfin, c'est la qualité de rédaction du rapport, en particulier sa clarté d'expression, qui est tout à fait remarquable et j’y reviendrai plus loin.

Ces leçons d'excellence dans la conception et la réalisation du rapport Bouchard sont-elles toujours d'actualité ?

S'agissant des principes et de la méthode, ma conviction est une réponse positive.
En effet, il s'agit de l’élaboration de principes généraux issus d’une réflexion approfondie dont le cadre d’application sera solidement charpenté par l'expérience et le savoir-faire ; une application faite pour des hommes et par des hommes.

Les principes d'unité d'action, de permanence, de réactivité et d'autonomie dans les opérations militaires ne semblent pas devoir être remis en cause aujourd'hui d'autant moins qu'à la menace de confrontation générale se sont ajoutées celles des situations de crise, de terrorisme et de subversion aggravées par les effets unitaires des armes et explosifs, la célérité des vecteurs aériens et spatiaux comme par les facilités de communication et de navigation.

La méthode quant à elle est tout à fait remarquable. Elle pose d’abord des principes d’où découleront des applications et, surtout, elle s'attaque de front au problème, rejetant les solutions toutes faites, les « recettes » applicables dans d'autres milieux ou d'autres circonstances, s'astreignant constamment à confronter l'ébauche du projet à la finalité opérationnelle.

Ce faisant, elle n'est pas doctrinaire, elle reste pragmatique, ne néglige aucun aspect y compris budgétaire, tient compte des qualités des hommes et de la sensibilité de la nature humaine.
Elle est très pédagogique par son ordonnancement, par sa manière précise et rigoureuse de démêler l'écheveau d'un sujet particulièrement complexe jusqu'aux derniers échelons d'exécution, par l'état de ses justifications et sa cohérence globale.

Enfin, nul doute que les rédacteurs aient été imprégnés de ce fameux précepte de Boileau « Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément » et, d’autre part, absolument convaincus par le discours de Rivarol sur l'universalité de la langue française.

La rédaction du rapport Bouchard emploie un vocabulaire simple, strictement français et par conséquent parfaitement compréhensible par tous lecteurs familiers de cette langue. Elle évite ainsi les ambiguïtés d'un langage émaillé d'anglicismes parfois trompeurs et de mots qui, pour être à la mode, n’en ont pour autant pas de sens.

Les vertus de la méthode d'élaboration du rapport Bouchard n'ont certainement rien d’illusoire puisque les dispositions qu'elles ont engendrées pour l'organisation des armées ont pu donner satisfaction pendant plus d'un siècle et, singulièrement, répondre aux exigences de combats victorieux aussi durs et aussi longs que ceux de la Grande guerre (14-18). À mon sens, le rapport Bouchard comme d'autres textes officiels, par exemple l’ordonnance de 1959 où l'instruction ministérielle 1257 dans le cas particulier de l'organisation des bases aériennes, sont des modèles d'analyse et de méthode qu'il convient d'exploiter au maximum avant de les remiser à la Grande Bibliothèque.

Je souhaiterais que ma modeste synthèse fasse gagner, dans ce sens, un peu de temps aux rédacteurs en tous genres œuvrant avec une ardente obligation d'efficacité opérationnelle pour l'organisation et la logistique au XXIe siècle. »                      
                                                                                                                P. Warmé
Remerciements de l’AMICAA au général Warmé et à l’administrateur du site internet EA58