Dans la suite de l’article du général Warmé sur le rapport Bouchard, nous diffusons un extrait d’un article d’Olivier Kempf* publié en janvier 2011 – mais toujours d’actualité – sur la loi du 16 mars 1882, sous l’angle des relations entre le commandement et les services, au 3ème millénaire. Cet article d’un chercheur n’engage pas la responsabilité de l’Amicale mais pourra certainement contribuer à enrichir les réflexions de nos lecteurs (réactions possibles sur : amicaa@sfr.fr pour retransmission à l’auteur)
« Je ne cache pas que j'ai longtemps dit, comme beaucoup, "le commandement ce n'est pas du management". Et c'est vrai. Il reste qu'il faut un peu creuser les choses et aller au-delà de la formule, certes rassurante, mais qui n'a pas force convaincante dans le civil. [..]
Au fond, il faut revenir aux sources et bien distinguer le commandement des hommes (à la guerre, à la paix), et le management des organisations qui accompagne cette continuité. Ce travail analytique a été peu conduit, il paraît pourtant essentiel.
La loi de 1882 : plénitude du commandement.
A l’origine était le rapport Bouchard. Ce rapport d’un député, en prélude à la loi de 1882 sur l’administration de l’armée, examinait les raisons de la défaite ignominieuse de 1870. Comment en effet concevoir qu’une armée, élevée aux principes napoléoniens tout au long du XIX° siècle, ait pu déchoir à ce point ? De ce moment-là date la création de l’école de guerre, décidée afin d’imiter le modèle allemand qui avait montré ses vertus.
Mais la loi de 1882 a surtout posé un principe essentiel, qui a sous-tendu l’organisation des armées pendant plus d’un siècle, celui de la « subordination des services au commandement ». De là vient l’autonomie organique des armées, de là vient la « plénitude du commandement » qui confiait au chef de corps l’autorité sur l’ensemble des services administratifs, et pas seulement sur les opérations.
Cela entraînait que les colonels, dans leurs garnisons, devaient s’occuper non seulement de l’entraînement, mais aussi de matières « vulgaires » comme l’administration, les finances ou l’infrastructure.
Des amendements successifs à la réforme de 2008
Ces principes sont restés assez stables tout au long du siècle, malgré quelques amendements : pour la période récente, on citera le décret de 1982 (définissant les attributions propres du CEMA par rapport aux CEM), de 1991 (décrets dits « armée 2000 ») et de 2005 (renforcement des pouvoirs du CEMA), allant tous vers une interamisation accrue et donc la mise en commun des moyens de soutien.
Les réformes engagées en 2008 ont poussé la logique à son terme et radicalement modifié ce dispositif. D’une part, la création d’une chaîne interarmées du soutien qui regroupe l’ensemble des bases de défense a définitivement mis fin au niveau local à la notion de « plénitude du commandement ». Le commandant de formation demeure responsable des opérations et de la maintenance, quand la base de défense est responsable de l’administration générale et des soutiens communs (AGSC). Le chef de corps bénéficie donc des services de la base selon la demande qu’il fait : il ne peut plus « l’ordonner ».
On s’aperçoit ainsi que ces questions « administratives et techniques », qui avaient été régulièrement décriées par nombre de chefs proclamant leur volonté de se concentrer sur « leur cœur de métier, les opérations », constituaient finalement un outil essentiel de liberté d’action au quotidien de ces mêmes chefs. Toutefois, la réforme était inéluctable, et pas seulement pour des raisons d’économie ou de réduction de format, comme beaucoup l’ont cru. En effet, l’environnement avait radicalement changé par rapport aux conditions du rapport Bouchard, conditions qui avaient plus ou moins prévalu tout au long du XX° siècle, en fait jusqu’à la fin de la guerre froide.
D’autre part, cette chaîne interarmées du soutien est placée sous l’autorité directe du CEMA, qui dispose pour cela du centre de pilotage et de conduite du soutien (CPCS, regroupant l’ensemble des bases de défense) et du service du commissariat des armées (SCA, regroupant les trois commissariats d’armée).
La subordination des services au commandement demeure, mais alors qu’elle était déconcentrée jusqu’au niveau du corps, elle ne l’est plus qu’au niveau central.
La modification de l’environnement des armées
L’environnement moderne des armées s’est beaucoup transformé. On peut bien sûr évoquer des facteurs propres à la sphère publique : tout d’abord, l’interarmisation a crû, comme l’ont illustré les derniers décrets de 2009 qui placent les chefs d’états-majors sous la subordination directe du CEMA. De même, la réforme de l’Etat a eu de grandes conséquences, qu’il s’agisse de la Loi organique sur les lois de finances (LOLF) ou de la Révision Générale des Politiques publiques (RGPP).
Toutefois, des facteurs extérieurs plus profonds sont à l’œuvre :
• L’internationalisation et l’interministériel. Auparavant, on prenait une « opération militaire » qu’on adaptait aux circonstances. Aujourd’hui, une opération est forcément internationale (dans un cadre multinational : ONU, OTAN, UE, UA, ... ou bilatéral) et forcément en lien avec la société civile publique (interministérielle : MAE, MININT, MEFI, grandes organisations internationales : FAO, PAM, UNHCR… ) ou privée (ONG, grandes sociétés de reconstruction, sous-traitants locaux, SMIP, … ). L’action militaire s’insère dans une « coopération globale », selon les mots du Plan stratégique des armées.
• La prégnance de la logique économique, qui pose systématiquement la question de la performance - capacité à obtenir durablement les résultats attendus (efficacité) en utilisant au mieux les ressources disponibles (efficience) - et donc du coût. Auparavant, la défense vivait selon une logique implicite suivant laquelle la fin justifiait les moyens. Aujourd’hui, les moyens conditionnent forcément la fin.
• L’informatique. Le développement incroyable de cette technique a permis une automatisation des procédures, et la facilité de production des informations. L’ordre d’opération pour la percée de Saverne, signé par Leclerc, comptait trois pages. Désormais, n’importe quel Ordrops de GTIA compte une soixantaine de pages ! On gagne en précision ce qu’on perd en intention, et en autonomie des échelons subordonnés.
*chercheur associé à l’IRIS, Directeur de la publication « La Vigie, lettre stratégique »
Tous nos remerciements à Olivier Kempf