samedi 27 juin 2015

1960 L'alimentation en environnement nucléaire

Les conséquences sur l'alimentation des troupes au combat de l'utilisation des engins explosifs nucléaires

1960. C'est la guerre froide.  La revue Forces Aériennes Françaises, dans son numéro 157, diffuse un article du commissaire commandant Jean Colombe (ratt. promotion 1955) sur un sujet sensible et complexe lié aux armements nucléaires

Ou comment un commissaire de l'air vient un jour à s'intéresser aux problématiques liées aux radiations, kilotonnes, particules Alpha et Beta et autres rayons Gamma, dès lors que celles-ci peuvent potentiellement impacter les conditions de (sur)vie de l'aviateur.

Nul doute que les commissaires du CERHéIA liront avec intérêt les réflexions d'un de leurs anciens. 

L'Amicale ne garantit pas, 55 ans plus tard, le bien-fondé des analyses et solutions prônées par le rédacteur mais juge intéressant de noter que cette problématique complexe fut abordée au grand jour par un commissaire de l'air, dans une revue éditée par l'armée de l'air. Une seule réserve, peut-être, le lecteur ayant probablement encore davantage d'interrogations à la fin de la lecture qu'il n'en avait au début !

Les incidents d'une manœuvre logistique m'ayant amené - la curiosité aidant -- à rechercher quelles pourraient être les conséquences de l'utilisation des engins explosifs nucléaires sur notre
alimentation, je n'ai pas réussi à trouver, dans une documentation il est vrai assez sommaire, une étude complète sur ce problème pourtant vital.

A l'aide de renseignements partiels, glanés dans différents articles et ouvrages de portée plus générale, j'ai pu réaliser une synthèse et me faire une opinion.

En écrivant ce qui suit, je voudrais épargner à d'autres « curieux» éventuels le travail d'analyse auquel je me suis livré.

Un conflit éclatera-t-i! ? .. Dans l'affirmative, l'arme atomique sera-t-elle employée ? ...
La meilleure réponse à ces questions n'est-elle pas de souhaiter qu'on la connaisse le plus tard possible ...

La gamme des engins explosifs nucléaires, depuis la « bagatelle» de 1 kilotonne, équivalant (seulement) au chargement en bombes classiques de 250 «Superforteresses », jusqu'à celle de 60 mégatonnes qu'il faut bien considérer avec un certain respect en attendant mieux, cette gamme est déjà suffisamment variée pour que nul ne sente l'impérieux besoin de vérifier son efficacité au combat.

Mais la folie des hommes ne marquant aucune tendance à la régression, la sagesse commande de bien connaître le danger, pour l'affronter avec quelque espoir.

La sagesse et le devoir.

Tout militaire a reçu une mission et il ne doit négliger aucune possibilité de la mener jusqu'à sa complète exécution ...
Quand, le 6 août 1945, les habitants d'Hiroshima ont fait la triste expérience du champignon le plus vénéneux qui soit, ils ont eu l'immense mérite de fournir à leurs survivants et au monde civilisé tout entier d'intéressantes constatations sur les effets de l'arme nouvelle; les bestioles de Bikini et les humbles pêcheurs du «Fukuryu Maru» ont tenu à parfaire nos connaissances, et, sans avoir à regretter que les exemples ultérieurs soient à peu près nuls, la masse d'informations ainsi recueillies permet déjà de formuler des conclusions non négligeables.

Ainsi des principes de protection s'élaborent-ils peu à peu, en particulier à partir du «trou» plus ou moins individuel, simple ou renforcé, qui offre souvent une garantie suffisante contre les effets immédiats (souffle, chaleur, rayonnement instantané), à condition de se trouver à une distance convenable du point zéro, d'être assez profond et surtout - condition absolument nécessaire de pouvoir être atteint à temps par l'homme qui entend s'y abriter.

Des directives ont également été diffusées sur les moyens de détection des retombées radio-actives, la mesure de la radio-activité induite et les procédés de décontamination. Enfin, on a réussi à déterminer les seuils caractéristiques d'irradiation, en fonction desquels on est en droit d'attendre tels ou tels effets sur l'organisme humain.

Cet organisme humain exigeant pour sa combustion (lente) que certains matériaux, dits « aliments », lui soient fournis, il était normal que les spécialistes se penchassent aussi sur le problème de l'alimentation du rescapé par des denrées stockées sur place au moment de l'explosion.
Aucun chef digne de ce nom n'a jamais douté des vertus de la «soupe» au combat; reste à savoir - question souvent posée, mais jamais avec autant d'acuité - si la soupe est bonne !. ..

*
Une bombe atomique tactique vient d'exploser sur la base de X ... , où vous êtes affecté. Vous souvenant de l'enseignement reçu de vos instructeurs NBC, vous avez suivi scrupuleusement leurs conseils. Votre «trou» a résisté au souffle, vous avez protégé vos yeux de la lueur aveuglante, la vague de chaleur est passée sans dommage et, grâce à votre masque à gaz muni de son filtre anti-arsines, vous ne craignez pas d'absorber une dose importante de poussières radio-actives.

Encore sous le coup d'une émotion bien compréhensible, vous ne pouvez néanmoins vous défendre de la légitime satisfaction de ne pas figurer dans les pourcentages de pertes communiqués à l'échelon supérieur.

Vous devez maintenant continuer à vivre et poursuivre l'exécution d'une mission qui risque fort de s'être alourdie par suite d'une sensible diminution d'effectifs.

Lorsque vous aurez quitté votre trou, lorsque vous aurez aidé à l'évacuation des blessés, pris les mesures de décontamination qui s'imposent et participé aux travaux les plus urgents, il viendra fatalement un moment où votre organisme réclamera son indispensable dose de nourriture. Le service médical, entièrement absorbé par les nombreux soins à dispenser, n'aura peut-être pas le loisir de vous renseigner sur la sécurité présentée par les denrées alimentaires stockées sur la base, et vous vous poserez la question de savoir si les biftecks du mess, les haricots de l'ordinaire et la bière du foyer ne sont pas devenus autant de poisons susceptibles de vous ajouter à la liste des victimes.

Pour peu que votre base n'ait pas fait à elle seule les frais de l'expérience et que le ravitaillement de la région se trouve compromis, vous risquez - faute d'information précise - d'avoir à opter entre deux sortes de morts : par irradiation ou par inanition.

La difficulté d'un tel choix mérite que vous vous intéressiez dès maintenant aux effets des explosions atomiques sur les denrées alimentaires.
*
Et d'abord, quelles sont les différentes formes d'action de l'arme nucléaire sur ces denrées?

EFFETS MÉCANIQUES ET THERMIQUES, 

La plupart des denrées fraîches (viande, légumes, fruits) ou sèches (pâtes, légumes secs, etc.) ne sont pas directement touchées par l'effet de souffle, qui risque, en revanche, d'endommager des boîtes de conserve, des récipients en verre, des caisses.
Mais les produits alimentaires sont presque toujours stockés dans des bâtiments dont la destruction - au moins partielle -. ou l'incendie font subir des dommages aux matériels qu'ils contiennent.

A cet égard et toute proportion gardée, les effets de l'arme atomique ne sont pas différents de ceux des explosifs classiques.

Inutile de dire que le problème des denrées ainsi détruites n'intéresse pas le présent exposé, puisque ce ne sont pas celles que le combattant rescapé, est susceptible d'ingérer.

EFFETS DUS A LA RADIO-ACTIVITÉ. 

Nous touchons ici au véritable problème. Les denrées soumises à l'irradiation peuvent-elles ou non être absorbées par l'homme ?

Avant de répondre à cette question, il est bon de revoir le processus de développement de la radio-activité à partir de l'explosion d'un engin nucléaire.

Au moment de l'explosion, une émission intense de corpuscules et d'ondes électromagnétiques se produit, les particules Alpha et Bêta, très peu pénétrantes, sont pratiquement sans danger tant
qu'elles ne sont pas absorbées par l'organisme ; elles ne mettent donc pas en péril la vie d'un homme, fût-il en terrain découvert, à plus forte raison derrière un abri.

Il n'en va pas de même des neutrons (corpuscules) et des rayons Gamma (radiations), très pénétrants, surtout ces derniers.
Mais l'émission des neutrons dure une fraction de seconde et, pour la bombe de 20 kilotonnes, ne s'étend pas à plus de 1 000 mètres du point zéro ; celle des rayons Gamma, d'une portée double,
n'excède pas la minute.

Si le processus s'arrêtait là, il n'y aurait donc pas grand-chose à craindre pour le combattant abrité.

Le danger provient du fait que les matériaux pulvérisés par l'explosion forment un nuage radio-actif qui retombe en un temps variable et dans une zone parfois très étendue.

Les pêcheurs japonais du « Fukuryu Maru », dont il a déjà été question, en ont fourni le témoignage.

Par ailleurs, sous l'effet du bombardement par neutrons, les constituants minéraux des différents corps se transforment en isotopes radio-actifs ; c'est ce que l'on appelle la radio-activité induite. Il en résulte qu'une denrée alimentaire exposée à une explosion atomique peut devenir toxique :
- soit parce qu'elle s'est trouvée dans la zone des retombées radio-actives (toxicité superficielle) ;
- soit parce que ses constituants minéraux ont été transformés en isotopes radio-actifs (toxicité interne). En outre, la réaction ne se borne pas à la formation de l'isotope, mais donne également naissance à une émission secondaire de corpuscules ou de rayons (protons, particules Alpha, rayons Gamma).

Des constatations faites sur les poissons des malheureux pêcheurs japonais, et des expériences auxquelles se sont livrés des spécialistes américains, on peut tirer les enseignements suivants.
Encore qu'elle ne se présentent pas toujours sous la forme visible des «cendres de Bikini », les retombées radio-actives ne contaminent que superficiellement les denrées exposées, et la radio-activité ne se communique pas à l'intérieur du produit. Un simple emballage étanche, même la peau d'un poisson, à plus forte raison les parois d'un bocal constituent des garanties satisfaisantes contre la contamination. Il suffit de prendre des précautions au moment de l'ouverture de l'emballage, pour que les parties éventuellement souillées ne soient pas en contact avec la denrée elle-même. La pelure des légumes et des fruits est suffisante pour écarter le danger.

Il est impossible, en revanche, de remédier à la toxicité interne du produit, et on ne peut même pas la déceler en le goûtant, l'influence de la radio-activité sur les caractères organoleptiques des aliments étant très exceptionnelle.

En admettant que le combattant dispose de moyens de détection et de mesure, il ne pourrait pas non plus se fier à la radio-activité d'un emballage pour en déduire celle de son contenu ; un produit a pu rester sain dans un emballage présentant une radio-activité induite.
Devant une telle complexité, vous pensez sons doute que votre espoir de survie, un instant entrevu, retombe définitivement à néant.

Je sais, dites-vous, que les denrées demeurées dans les magasins à vivres, ou même le contenu de cette boîte de conserve intacte dans ma musette, ont été à l'abri des retombées radio-actives, mais comment savoir si ces produits ne sont pas devenus des poisons, par radio-activité induite ? ...

Eh bien! souvenez-vous de ce qui a été dit plus haut sur le processus de formation de cette radio-activité. Elle est produite par le bombardement neutronique ; on ne peut donc la constater que dans un cercle ayant pour centre le point zéro et pour rayon la portée maxima des neutrons. Nous avons dit que cette portée était de l'ordre du kilomètre pour une bombe de 20 kilotonnes mais, en réalité, au-delà de 500 mètres la densité des neutrons n'est plus assez forte pour développer une radio-activité induite dangereuse.

Et il est important de savoir que le rayon d'action des effets de radio-activité ne s'accroît pas proportionnellement à la puissance de la bombe.

Lorsque celle-ci s'élève, le rayonnement s'intensifie rapidement à l'intérieur de la zone dans laquelle il s'exerce, mais le rapport de cette zone à celle de destruction totale (par effets mécaniques ou thermiques) prend des valeurs de plus en plus faibles.

Quelle que soit leur densité au point zéro, les radiations se trouvent en effet peu à peu absorbées par l'air, et il semble qu'au-delà d'une certaine épaisseur celui-ci constitue un obstacle difficilement franchissable. Une graphique présentant, en ordonnées,le parcours dans l'air des différentes radiations et, en abscisses, leur énergie, montre des courbes s'élançant d'abord presque verticalement, puis s'infléchissant progressivement jusqu'à devenir presque horizontales, alors que l'énergie continue à croître.

Les mesures précises auxquelles se sont livrés des spécialistes américains, après l'explosion d'une bombe de 30 kilotonnes en 1955 viennent corroborer ces observations.

Pour une bombe atomique tactique, comme celle reçue par votre base, on peut donc, en toute sécurité, estimer que la zone dangereuse n'excède pas 500 mètres. En revanche, une extrapolation demeure assez hasardeuse pour la bombe H, en raison non seulement de l'énorme disproportion d'énergie libérée, mais aussi des différences fondamentales de structure.

Au demeurant, si le malheur voulait qu'une bombe H fit explosion sur votre base aux lieu et place d'une bombe A, il est probable que toute hésitation vous serait évitée dans le choix des denrées alimentaires ...

Enfin, pour en terminer avec la radio-activité induite, il faut préciser qu'elle n'est pas définitive. La période, c'est-à-dire la vie des radio-éléments engendrés dans les constituants les plus courants des denrées alimentaires, est relativement courte : de quelques heures à quelques jours. Si bien que les produits situés à proximité du point zéro et non autrement souillés pourraient redevenir consommables au bout de deux à trois semaines.

Il est bon de connaître cette particularité, si les mouvements de la troupe la mettent en présence de stocks de vivres entreposés dans une zone ayant subi des bombardements atomiques.

Un seul élément paraît mériter quelque suspicion : c'est l'eau de boisson. Il est bien difficile de savoir si elle n'a pas été polluée en amont du lieu d'utilisation, ou si elle n'a pas traversé des terrains contaminés. Il vaudra mieux se limiter aux boissons en bouteilles, et, puisque certains rayons ont la propriété de vieillir artificiellement les vins, vous aurez peut-être la surprise et la consolation de trouver un goût de vieux Bordeaux au «pinard» de l'ordinaire ...

Quant à l'effet des rayons Gamma sur les denrées alimentaires, dont il n'a pas encore été question, vous pensez bien que je ne l'aurais pas gardé,.. pour la bonne bouche s'il s'était révélé meurtrier !

Le rayonnement Gamma manie décidément la facétie avec un humour (noir) qui lui est bien particulier. Alors qu'il tue les humains avec une remarquable facilité quand il s'en trouve sur son chemin, il prend soin, au passage, de stériliser leurs denrées alimentaires !

On l'a en effet expérimenté avec succès, depuis quelques années, pour la stérilisation à froid des conserves. Sans doute son maniement exige-t-il quelques précautions, car certains savants ont observé que le rayonnement Gamma risquait de donner naissance à des peroxydes assez gênants en diététique rationnelle. Mais, enfin, il est rassurant de savoir que même le mal le plus redoutable contient sa part de bienfaits.

Des chercheurs cruels n'ont pas hésité à faire absorber à des chiens, pendant plus de quatre mois, de la viande provenant d'animaux irradiés à des doses mortelles. Aucun incident pathologique n'a été décelé.

Au terme de ces considérations sur les effets des engins explosifs nucléaires en matière alimentaire, il est permis de conclure que ces effets ont une importance très réduite par rapport au danger atomique vu dans son ensemble.
 *
En l'absence d'autres moyens d'approximation, dites-vous qu'après avoir réussi à sauver votre vie au moment de l'explosion, vous ne courez pas grand risque en vous nourrissant avec des denrées intactes situées en dehors du cercle ayant pour rayon la distance de votre abri au point zéro. Choisissez malgré tout des denrées bien emballées ou abritées et prenez quelques précautions pour qu'un contenant éventuellement souillé ne puisse pas contaminer le contenu.

Et encore un dernier conseil : plus que jamais, appliquez les règles de l'hygiène la plus stricte. lavez-vous les mains souvent et avec du savon ; rincez-vous plusieurs fois dans l'eau courante.
Pratiquez de même avec la vaisselle qui pourrait avoir survécu et n'hésitez pas à employer pour elle les détersifs les plus énergiques.

Il ne servirait à rien de disposer d'aliments sains si vos mains, vos couverts, votre assiette ou votre verre étaient pollués par d'invisibles particules toxiques.

commissaire commandant J. Colombe